À lire la une du Canard enchaîné du 27 juin 1928, on croirait presque entendre des tambours et des cloches : « Le jour de gloire est arrivé ! » annonce le titre, pastichant la Marseillaise. La France vient de « retrouver sa monnaie », et le franc Poincaré, solidement arrimé à l’or, met fin à plusieurs années d’inflation et de désordre financier. Mais derrière les accents triomphants du gouvernement, Le Canard déploie une ironie d’une précision chirurgicale : tout ce faste, toute cette joie patriote, pour un simple retour à la « stabilité » — autrement dit, à la cherté de la vie.
Le texte signé Drégerin ouvre la marche : un faux bulletin de victoire, un hymne à la gloire de la « France stabilisée ». L’auteur imagine Paris en liesse, « les drapeaux tricolores sortant de toutes les fenêtres », la foule criant « Vive Poincaré ! », et même « la Bourse donnant sa dîme pour les gardiens de la paix ». Le ton, d’abord lyrique, bascule vite dans le sarcasme :
« À nous les lingots ! À nous les stocks de devises ! »
Ce franc nouveau, censé sauver la République, n’est que le symbole d’une prospérité réservée aux possédants. La satire se fait jubilatoire : Poincaré a rétabli l’équilibre budgétaire, certes, mais c’est « au prix de la sueur populaire » ; la stabilisation profite à ceux qui « pourront désormais se procurer pour 20 centimes ce qu’ils vendaient jadis pour dix francs ». Et de conclure : « Répétons avec M. Poincaré que la stabilisation n’est pas la guerre. Non, certes — elle en devient seulement moins bruyante. »
En vis-à-vis, Pierre Bénard renchérit avec On va stabiliser les grands hommes, un morceau d’humour noir sur le même thème. Si l’on peut fixer le franc, pourquoi ne pas « stabiliser » les écrivains, les ministres et les gloires nationales, figées à jamais dans la médiocrité ? Sous son apparente fantaisie, l’article dresse un portrait au vitriol d’une Troisième République satisfaite d’elle-même, où l’on recycle les vieilles gloires au lieu d’inventer l’avenir. Bénard raille ces « millions de M. Kérillis » ou ces « écrivains qui ne dépassent plus Montherlant », et conclut qu’il faudra bientôt « résorber les grands hommes papier » — allusion mordante à la presse elle-même, gonflée de proclamations patriotiques creuses.
Historiquement, cette double satire s’inscrit dans le contexte du Plan Poincaré, adopté en 1926 et consolidé en 1928. Face à la dépréciation du franc, le président du Conseil avait restauré la confiance monétaire au prix d’une politique d’austérité : réduction des dépenses publiques, hausse des impôts, compression des salaires. La stabilisation, acclamée comme une renaissance nationale, masquait en réalité une cure de rigueur dont les classes populaires supportaient le poids.
Drégerin et Bénard, chacun à leur manière, démontent la mise en scène de ce succès : la France a retrouvé son franc, mais perdu son humour — à moins que Le Canard enchaîné, lui, ne s’en charge. En riant de la « victoire » économique comme d’un carnaval bourgeois, le journal rappelle que la vraie stabilité ne se décrète pas : elle se partage. Et en 1928, c’est encore une denrée rare.