N° 640 du Canard Enchaîné – 3 Octobre 1928
N° 640 du Canard Enchaîné – 3 Octobre 1928
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Quand les Maures applaudissent le ministère de l’Air : colonialisme et cocoricos
Bernard Gervaise, “La création du ministère de l’Air obtient un gros succès au Maroc”, Le Canard enchaîné, 3 octobre 1928
Le 3 octobre 1928, Le Canard enchaîné s’envole dans l’absurde : Bernard Gervaise commente, faussement sérieux, l’accueil “enthousiaste” réservé au nouveau ministère de l’Air… par les Maures du Maroc ! Sous couvert d’un reportage colonial et d’un humour diplomatique, le journal tourne en dérision la propagande impériale et la vanité technocratique de la France d’entre-deux-guerres, qui se félicite de ses propres exploits jusqu’à les faire applaudir à coups d’avion — ou d’ironie.
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L’article de Bernard Gervaise publié en une du Canard enchaîné du 3 octobre 1928 est un petit bijou de satire coloniale et administrative. Sous un ton faussement protocolaire, il brocarde à la fois la propagande impériale française et la vanité des institutions qui, à Paris, saluent avec componction la création d’un nouveau portefeuille ministériel : le ministère de l’Air, confié à Laurent Eynac.
L’absurde est posé dès le titre : “La création du ministère de l’Air obtient un gros succès au Maroc.” Que des “Maures” applaudissent un remaniement parisien relève du non-sens pur — et c’est là tout le ressort comique de Gervaise. Le Canard imagine une “délégation de Maures” reçue en grande pompe par le ministre, venue exprimer sa reconnaissance “au nom des populations du Cap Juby” pour cette heureuse innovation administrative. Le dessin de Guilac, irrésistible, montre le ministre bedonnant en fez tricolore recevant des notables en burnous, le tout dans un décor orientaliste à la Jules Verne.
Sous la plaisanterie, la critique est limpide : Gervaise démonte les réflexes de l’époque, où chaque décision métropolitaine devait trouver un écho colonial flatteur. En 1928, la France de Poincaré et de Painlevé se rêve moderne et technicienne : on crée des ministères, on rationalise, on réorganise — et l’empire, censé illustrer la grandeur nationale, devient un miroir de cette autosatisfaction.
Le texte multiplie les clins d’œil à la rhétorique officielle. On parle des “innombrables témoignages d’approbation” venus de tout l’Empire ; on vante “le progrès incessant de notre aéronautique” qui permettrait désormais aux Maures “d’échanger courtoisement des discours” à la faveur des atterrissages forcés. Même les incidents d’aviation deviennent une bénédiction : “Grâce aux progrès incessants de notre aéronautique, le nombre des pilotes involontaires que les Maures ont l’occasion d’échanger contre des discours croît de jour en jour.” L’ironie est implacable : chaque maladresse technique devient un motif d’autocongratulation.
Sous la caricature, Gervaise glisse une critique du discours colonial français, particulièrement celui qui, après la “pacification” du Maroc (officiellement achevée en 1934), prétendait transformer les “tribus soumises” en admirateurs dociles. Il raille ce paternalisme bonhomme où le progrès métropolitain sert de prétexte à la domination. Les Maures “reconnaissants” du Canard incarnent cette fiction commode : des peuples émerveillés par la modernité occidentale, alors même que la France multiplie les bombardements aériens dans le sud marocain.
Le dialogue inventé par Gervaise entre le ministre et les “délégués” tourne en farce diplomatique : les Maures réclament plus d’avions pour “assurer leur prospérité” — comprendre : plus de survols militaires — et le ministre promet de les inviter au Bourget pour “une démonstration de moteur, d’atterrissages involontaires, etc.” La satire atteint ici son sommet : Le Canard se moque à la fois des cérémonies officielles et du goût français pour le “progrès mécanique” célébré comme un idéal moral.
Enfin, la chute, typiquement canardesque, boucle le cercle de l’absurde. On apprend que Laurent Eynac “accompagnera la délégation au Bourget”, où ces braves Maures pourront assister à “une intéressante démonstration d’atterrissages involontaires”. Autrement dit : le ministre salue ses hôtes par une promesse de catastrophe — gag parfait dans la logique satirique du journal.
Dans la France de 1928, où l’aviation devient un instrument de prestige national et colonial (l’année du raid Mermoz–Saint-Louis, du mythe Costes–Bellonte), Le Canard enchaîné ramène ce lyrisme à terre — ou plutôt, à la case dérision.
Ici, la République s’envole… mais pour atterrir dans le ridicule.





