Au cœur de cet automne 1928, la France se grise de modernité. La radio se popularise, les avions fascinent, et l’automobile — encore symbole de richesse — attire au Grand Palais une foule médusée. Le Salon de l’Automobile est devenu le grand rituel de la République mécanique. Et pour Le Canard enchaîné, il n’en fallait pas plus pour en faire un culte païen — un “Temple de la Locomotion” béni par “Mgr Gaston Doumergue, évêque in partibus de l’Élysée”.
Dès la première phrase, Bernard Gervaise annonce la couleur : il emprunte le ton des chroniqueurs techniques pour mieux en déployer les absurdités. Le Grand Palais devient un sanctuaire, les voitures des reliques, les visiteurs des pénitents, et le président Doumergue, venu inaugurer le Salon, est transformé en prêtre laïque d’une religion du moteur. “Ces petites alvéoles pressées autour de la nef principale appellent des stands”, écrit Gervaise avec un humour liturgique ; “on n’a pas placé de bénitier à l’entrée, dommage : chaque fidèle eût trempé son doigt et se serait signé d’un geste pieux.”
Tout le texte joue sur ce double registre : le langage de la foi et celui du commerce technique. Les “Saints puissants” du Salon ne sont autres que les grands constructeurs : André Citroën, Hispano-Suiza, Renault, Peugeot, ou “Chose et Machin”. Les stands deviennent des chapelles où les cylindres remplacent les cierges. Le journaliste feint d’admirer l’organisation, tout en démontant la logique absurde du progrès automobile : “Six roues, six kilomètres à l’heure, six francs… Six cylindres !” L’obsession du chiffre magique devient le symbole d’une modernité qui tourne en rond.
Sous cette ironie, Le Canard épingle deux travers bien français de l’entre-deux-guerres : le fétichisme du progrès technique et l’enflure publicitaire. À une époque où la production automobile (notamment chez Renault et Citroën) explose, la presse célèbre chaque modèle comme un miracle industriel. Gervaise s’amuse à reprendre ce ton commercial : on y parle de “voitures qui se rallument toutes seules”, de “mécanismes démontables jusqu’au vilebrequin”, de “prix exprimés en billets de cent”. L’humour naît de la mécanisation du langage lui-même, envahi par les slogans, les sigles et les anglicismes — “HP”, “CV”, “tourisme”, “baby”, “six roues”…
Mais la satire ne s’arrête pas à la technique : elle vise aussi les attitudes sociales. Le Salon est un miroir de la hiérarchie des classes. Le Canard observe, pince-sans-rire, “les acheteurs qui ne savent pas conduire” et “les vendeurs qui ne savent pas mentir autrement qu’en chiffres”. L’entrée coûte dix francs — “une somme modique qui confère le droit de critiquer, de marchander et de se ruiner d’envie”. Derrière le gag, le constat est clair : l’automobile reste un luxe, mais on commence à la vendre comme un rêve accessible — illusion d’une France motorisée, avant même que la route soit prête à la recevoir.
Les dessins de Guilac prolongent cette charge visuelle : le caricaturiste montre un visiteur béat devant une “6 cylindres”, un autre discutant du prix d’un “faux cabriolet”. Chaque vignette souligne la foi naïve du public face à la machine, et le comique du progrès pris au pied de la lettre.
La conclusion est savoureuse : Gervaise, feignant l’indignation, regrette que le Salon soit “incomplet”. On y trouve des moteurs, des pneus, des carrosseries, mais pas de “stand Bornio” (le célèbre cirage), ni de “nouveau modèle d’agent verbalisateur encaissant sur place”. La satire du progrès se double ainsi d’une moquerie contre la prolifération réglementaire — autre culte républicain.
En 1928, la France s’enivre de vitesse, de cylindrée et d’ordre. Le Canard, lui, appuie sur le frein avec un sourire : dans la République des moteurs, c’est toujours le ridicule qui fait le plein.