En avril 1929, la République française bruisse d’un débat lourd de menaces pour la satire. Le gouvernement Poincaré, sous l’impulsion du ministre de la Justice Louis Barthou et du président du Conseil André Tardieu, dépose un projet de loi “réformant” les délits de presse — officiellement pour lutter contre la diffamation, le chantage et la calomnie. En réalité, la loi vise à resserrer l’étau sur les journaux irrévérencieux, ces “feuilles” qui, depuis l’affaire Hanau, multiplient les révélations embarrassantes et les moqueries contre les gouvernants.
Le Canard enchaîné ne pouvait pas rester coi. L’édition du 10 avril 1929 consacre sa une entière à ce qu’il perçoit comme une loi de muselière. Deux signatures majeures s’y côtoient : Pierre Bénard, l’ironie subtile et rieuse, et Pierre Scize, la colère argumentée et ciselée.
Bénard : l’humour pour échapper à la censure
Dans son texte intitulé « De la manière d’adapter les textes à la nouvelle loi Barthou sur la presse », Pierre Bénard s’empare du sujet avec la légèreté trompeuse d’un humoriste. Il oppose un “avant” et un “après” fictifs, montrant comment il faudra bientôt réécrire les brèves du Canard pour qu’elles échappent aux tribunaux.
Ainsi, avant la loi, on pouvait écrire :
« M. Loucheur est tout en or. »
« M. Barthe n’est rouge que par son vin. »
« M. Le Guen est le recordman de la buvette. »
Mais après Barthou, il faudra parler par euphémismes :
« Pourquoi voulez-vous que M. Loucheur soit tout en or ? Tous les bons Français ont déposé le leur à la Banque de France. »
« M. Barthe est le seul défenseur de la vigne. »
« M. Le Guen n’est ni blanc, ni rouge. Il est noir. »
Sous le rire, Bénard démonte le mécanisme de l’autocensure : l’art de tout dire sans rien dire, de sauver la satire sous le voile du compliment ambigu. Ce “mode d’emploi” parodique met en lumière le danger réel : la loi ne frapperait pas seulement les diffamateurs, mais l’esprit lui-même — ce droit français au trait d’esprit corrosif, au second degré, au “mot qui tue”.
Scize : la défense du droit d’écrire librement
L’article de Pierre Scize, plus long et plus grave, prolonge cette ironie en manifeste. Sous le titre « À propos de la loi sur la presse », il s’adresse à Victor Snell, collaborateur du Canard, et signe une réflexion de haute volée sur la liberté d’expression.
Scize analyse le texte gouvernemental, qui prévoit de transformer les plaintes pour diffamation en procédures civiles accélérées : “une justice sans jury, sans publicité, sans appel populaire”. Il y voit un retour à l’arbitraire, une “arme aux mains d’un parti”, qui pourrait réduire au silence tout journal gênant.
« Le premier effet qu’on peut attendre de votre loi : un silence profond encourageant les canailles, le triomphe de la presse servile, le bâillon sur les bouches indignées. »
Scize s’élève contre l’idée d’une “presse morale” que voudrait imposer Barthou. Il rappelle que les lois de circonstance sont toujours des lois de vengeance — faites, écrit-il, “pour venger Barthou de Maurras, Malvy de Daudet, et le Parlement de Coty.” Sa conclusion, d’une élégance tragique, sonne comme un testament de la satire française :
« Cette liberté, qui était notre principe et notre bien, voit son astre s’obscurcir. […] On n’excuse plus de tout dire, même quand on le dit avec esprit. »
Une leçon d’esprit républicain
À travers ces deux textes, Le Canard enchaîné démontre sa double force : le rire et la raison. Bénard sape la loi par la moquerie, Scize la démonte par l’argument. Ensemble, ils affirment que la liberté de la presse n’est pas une faveur, mais une condition vitale de la démocratie — surtout quand le pouvoir se prétend vertueux.
Leur cible, Barthou, finira par se défendre mollement : la loi, disait-il, “ne vise pas les bons journaux, mais les mauvais”. Ce qui, pour le Canard, revenait à tout dire.
Car, comme l’écrivait Scize, “le droit de tout dire, pourvu qu’on le dise avec esprit”, c’était bien cela, la lex canardica — cette vieille loi non écrite que ni Barthou, ni Tardieu, ni aucun Duce de France n’a jamais pu abroger.