À la une du 24 avril 1929, Le Canard enchaîné signe l’un de ses textes les plus typiques de l’entre-deux-guerres : une charge satirique collective camouflée sous les dehors d’un reportage mondain. Sous le titre « M. Georges Bonnefous a présidé avec brio le banquet de la fumisterie », Pierre Bénard orchestre un pastiche d’article de société pour mieux tourner en dérision le climat politique du moment : celui d’une République où la parole ministérielle fume plus qu’elle n’éclaire.
Le fumiste, espèce gouvernementale
Tout part d’une actualité en apparence anodine : un banal dîner présidé par Georges Bonnefous, ministre du Commerce dans le gouvernement Poincaré. Mais Bénard, fidèle à son goût pour les doubles sens, transforme cet événement en “banquet de la fumisterie”, expression à prendre à la fois au pied de la lettre et dans son acception figurée.
Car la “fumisterie”, en 1929, c’est tout autant l’industrie du chauffage que l’art de tromper son monde par des discours creux. Le Canard saisit cette ambiguïté pour livrer un portrait d’époque : celui d’un gouvernement où chaque ministre “chauffe l’opinion” à sa manière, entre projets vaporeux et réformes tièdes.
Le texte pastiche avec brio le ton compassé des gazettes de l’époque :
“Les journaux ont annoncé en quelques lignes que M. Georges Bonnefous, ministre du Commerce, avait présidé le banquet de la fumisterie. Il ne nous semble pas qu’ils aient donné à cet événement tout l’éclat nécessaire.”
Ce faux sérieux, typique de Bénard, prépare le terrain à une avalanche de traits d’esprit. L’auteur déroule la liste des “invités”, tous vrais personnages publics — Chiappe, préfet de police ; Loucheur, ministre des Travaux publics ; Painlevé, ancien président du Conseil ; Reynaud, futur chef du gouvernement — mais tous détournés en figures de la fumisterie nationale.
Le banquet des illusions
Le texte se lit comme un petit théâtre de la Troisième République. Chacun y déclame sa “formule” :
“— Mes convictions, assurait M. Fiançette.
— Mon attachement aux institutions, répétait M. Reynaud.
— Mon énergie, murmurait M. Painlevé.”
Cette ronde de vertus proclamées illustre, mieux que tout éditorial, l’hypocrisie politique que Le Canard dénonce sans relâche. Les “fumistes” ne sont pas des imposteurs individuels : ils incarnent une classe dirigeante satisfaite d’elle-même, persuadée que le verbe suffit à gouverner.
Dans la deuxième partie, le discours imaginaire de Bonnefous parachève la farce. Il félicite les convives pour les “succès” de la fumisterie française : les sanctions imposées à Painlevé après les troubles de l’armée du Rhin, les débats interminables sur la variole, ou encore l’affaire Hanau, scandale financier qui secoue alors la République. À travers cette énumération, Bénard dresse un inventaire burlesque des échecs politiques et moraux du régime.
L’art du faux sérieux
Bénard conclut en une formule d’une ironie parfaite :
“Buvons, messieurs, à la fumisterie. Elle est la forme délicate et permanente du bourrage de crâne. Elle est nécessaire à la prospérité des peuples, au maintien de l’ordre, à la défense de la société.”
Ce toast final, faussement solennel, condense toute la philosophie du Canard enchaîné : le rire comme contrepoison au mensonge d’État, l’humour comme ultime liberté face à la langue de bois.
En 1929, alors que la presse française se voit menacée par la future “loi Barthou” sur la diffamation (contre laquelle Le Canard s’était insurgé la semaine précédente), cet article réaffirme la vocation du journal : débusquer la fumisterie partout où elle se déguise en vertu.
À la veille du krach mondial, la République des bavards n’en finit pas de se féliciter d’elle-même.
Le Canard, lui, préfère lever son verre au seul combustible inépuisable de la politique : la fumée.