Publié à la page 3 du Canard enchaîné du 1er mai 1929, l’article de Pierre Bénard, intitulé « En dînant à côté de M. Marcel Pagnol », relève du petit chef-d’œuvre de pastiche journalistique. Sous couvert d’une scène mondaine, Bénard y capture avec une précision féroce le moment où le jeune Marcel Pagnol, tout juste propulsé au rang de vedette grâce à Topaze (1928) et Marius (1929), devient un phénomène de société.
Le ton du faux reportage
Le texte s’ouvre comme un récit d’envoyé spécial :
« On m’avait dit : Allez donc interviewer M. Marcel Pagnol, l’auteur de Topaze et de Marius, c’est l’homme du jour. »
Le narrateur, qui feint d’obéir à cette commande, se rend au Théâtre de Paris — en vain : Pagnol “est en voyage à l’étranger”. Mais il le retrouve aussitôt “à quelques pas de la rue Blanche”, dînant en famille avec Orane Demazis, son actrice fétiche, et quelques amis. La scène, montée comme une comédie de boulevard, joue sur le comique de situation : l’écrivain en “exil” se trouve en réalité à deux rues de son théâtre.
Cette entrée en matière installe la mécanique typique de Bénard : le Canard fait mine de rapporter un fait divers insignifiant pour mieux dénoncer un travers collectif. Ici, il s’agit de la manie journalistique du “portrait d’auteur” et de la célébrité instantanée — un phénomène nouveau dans les années 1920, à l’ère du cinéma parlant et de la starisation des dramaturges.
Pagnol, vedette malgré lui (ou pas tant que ça)
Bénard n’accable pas son sujet : il s’en amuse. Pagnol est décrit comme affable, volubile, un brin vaniteux, entouré de convives bavards. L’échange entre lui et Orane Demazis, ponctué de “Nous sommes des imbéciles !” ou “On veut nous faire tout payer”, sonne comme un dialogue sorti tout droit de Marius. Bénard, qui admire sans doute le talent de Pagnol, le caricature avec tendresse, mais aussi avec ce sens aigu de la dérision qui fait la marque du Canard.
Entre deux répliques, Pagnol s’indigne des taxes sur les spectacles — un vrai débat de l’époque, relancé par le Congrès des directeurs de théâtre à Nice. Il y dénonce, verre en main, “ces taxes qui frappent les spectacles”, et s’interroge, faussement profond :
“Pourquoi les spectacles seuls ? Pourquoi pas tous les autres commerces de luxe ?”
L’auteur de Topaze s’improvise alors économiste, moraliste, et tribun de table. Bénard saisit ce moment pour tourner en dérision le discours de l’artiste citoyen, qui mélange bon sens, orgueil et mauvaise foi.
L’art du trait léger
Le style de Bénard brille par son naturel trompeur. Chaque détail — le serveur qui demande “ce que M. Pagnol prendra après son potage”, la poudre de riz d’Orane Demazis, le regard du dramaturge “laissant tomber sur les fromages un regard lourd d’ennui” — construit une scène à la fois réaliste et burlesque. Ce faux dîner devient un miroir du petit monde parisien, où tout finit en conversation brillante et creuse.
La chute, irrésistible, résume la leçon : Pagnol se fâche contre le directeur Volterra, qui refuse de monter sa revue, et conclut bravement :
“Je ne lui donnerai plus de pièces. Ça lui apprendra. Et puis, ma revue, on la jouera. Et on verra… On verra, à côté, ce que c’est que monsieur Rip.”
L’artiste se révèle aussi emporté qu’un de ses personnages, mi-César, mi-Topaze — et Bénard n’a qu’à lever son stylo pour sceller l’ironie : la France entière applaudit déjà un auteur qui se parodie sans le savoir.
Une chronique sur le monde des lettres
Au-delà du portrait, ce texte inscrit Le Canard enchaîné dans sa mission critique : observer la comédie du pouvoir, qu’il soit politique, médiatique ou artistique. En 1929, dans une société fascinée par la célébrité, Bénard rappelle que le génie, lui aussi, peut dîner à côté du ridicule.
Sous la légèreté du ton, la morale du Canard demeure : entre deux plats, les grands hommes se prennent parfois un peu trop au sérieux — et c’est là que la satire trouve son meilleur dessert.