L’article signé Drégerin, paru à la une du Canard enchaîné du 29 mai 1929, s’inscrit dans le sillage immédiat des accords du Latran, conclus le 11 février de la même année entre le Vatican et Benito Mussolini. Ces accords mettent fin à la “question romaine” en reconnaissant la souveraineté du Saint-Siège sur l’État du Vatican et scellent la réconciliation entre l’Église catholique et le régime fasciste. Pour Le Canard, c’est du pain bénit : la satire politique trouve ici une cible de choix — la fusion du goupillon et de la matraque, bénie “urbi et orbi”.
Un “démenti cinglant” à la sauce antifasciste
Sous le sous-titre ironique « Un démenti cinglant », Drégerin adopte le ton solennel des dépêches diplomatiques pour mieux en subvertir le contenu. Le “démenti” qu’il prétend publier est une parodie de communiqué officiel émanant de Rome : le Saint-Siège et le gouvernement fasciste s’y félicitent de leur “parfait accord” sur l’éducation de la jeunesse italienne. L’effet comique naît du contraste entre la langue administrative et l’absurdité des mesures décrites.
Ainsi, les séminaires sont censés introduire des cours de manipulation de la hallebarde, des épreuves d’escrime au goupillon, et des soutenances de latin militarisé. Les séminaristes deviennent des soldats du Christ “modernisés”, équipés d’uniformes “transformables de soutane en chemise noire d’assaut”. Drégerin détourne le jargon militaire pour exposer le ridicule d’une Église mise au service du totalitarisme.
L’Église en armes
Derrière l’humour, la charge politique est limpide. L’auteur fustige la récupération du catholicisme par Mussolini, qui cherche alors à se donner une image de chef providentiel et moral. En 1929, le régime fasciste s’efforce de contrôler la jeunesse à travers l’Opera Nazionale Balilla, pendant que le Vatican obtient le monopole de l’enseignement religieux. Drégerin y voit la naissance d’une “armée du Très-Haut” où catéchisme et discipline fasciste marchent main dans la main.
La description des “nouvelles consignes” religieuses — “Dominus vobiscum ! (Garde à vous !) / Et cum spiritu tuo ! (Repos !)” — constitue l’un des sommets du texte. En latin d’église mâtiné d’ordres militaires, Le Canard tourne en ridicule cette liturgie martiale : le chœur des séminaristes devient une troupe au garde-à-vous, priant entre deux exercices de tir.
Un humour noir comme arme de résistance
La puissance de ce pastiche tient à sa précision parodique. Drégerin imite le style dépêché de l’agence Havas ou de la presse italienne soumise à la censure, pour mieux faire éclater le grotesque du discours officiel. Les “abominabilissimi gredini d’inspiration slave” dénoncés dans le texte sont une moquerie des formules xénophobes qu’utilisait alors la propagande fasciste.
Le journaliste se livre à une sorte de contre-propagande par l’absurde : plus il exagère, plus il dévoile la servitude réelle de l’Église face au pouvoir.
Dans sa dernière pirouette, Drégerin évoque l’historien Benedetto Croce, intellectuel libéral et antifasciste, pour souligner que la “collaboration” entre le Saint-Siège et le Duce est bel et bien totale, malgré les prétendus “malentendus doctrinaux”. La fausse neutralité du Vatican est ainsi pulvérisée par le rire.
Une satire dans le climat de 1929
En 1929, Le Canard enchaîné s’impose comme l’un des rares journaux français à traiter le fascisme sur le mode de la dérision politique plutôt que du simple commentaire diplomatique. Tandis que la presse conservatrice salue le “génie pacificateur” du Duce, et que les modérés se félicitent de la fin du conflit entre Rome et le Vatican, Le Canard dévoile ce que cette paix recouvre : une compromission morale.
Drégerin, dans la droite ligne des plumes du journal (Maréchal, La Fouchardière, Rivet), transforme l’actualité internationale en fable satirique : l’éducation de la jeunesse devient un dressage idéologique, et la messe, une parade militaire.
Sous ses airs de télégramme diplomatique, L’Accord est parfait entre le Pape et Mussolini est un coup de plume d’une lucidité redoutable : un siècle avant que l’on parle de “clérical-fascisme”, Le Canard enchaîné en avait déjà écrit le catéchisme.