En ce mercredi 24 juillet 1929, Le Canard enchaîné poursuit son feuilleton sur la ratification des dettes interalliées — un sujet qu’il traite depuis des semaines avec un mélange d’ironie et de constance. Après les envolées patriotiques de Franklin-Bouillon, les sermons de Poincaré et les lettres ouvertes de Pierre Scize, c’est Drégerin qui clôt la série par une pirouette magistrale : l’acte final de la comédie financière.
Une “ère de prospérité”… sur papier
Le titre lui-même est un chef-d’œuvre de double sens :
« Et maintenant, nous ne devons plus rien ! »
C’est la formule qu’un ministre aurait pu lancer à la Chambre, triomphalement. Mais sous la plume du Canard, c’est une pique : si nous “ne devons plus rien”, c’est parce que nous avons tout concédé. L’article se présente comme un rapport d’après-bataille, pastichant la rhétorique officielle qui accompagne la signature des accords Mellon-Bérenger.
Drégerin adopte le ton des journaux de gouvernement : “Une ère de prospérité se lève sur la France.” Il égrène les “conséquences heureuses” de la ratification avec une ironie mordante :
“Nous allons pouvoir répéter chaque année : la guerre est une idiotie, elle ruine vainqueurs et vaincus — mais désormais, elle rapportera soixante-deux échéances !”
Le trait est acide : à force de vouloir “tourner la page” du conflit, les dirigeants français l’ont simplement transformée en livre de comptes.
Une satire de la foi économique
Ce qui rend l’article particulièrement savoureux, c’est sa manière de moquer le discours de la “stabilisation monétaire” cher à Poincaré et Chéron.
Depuis la réforme du franc en 1928, les autorités répètent que la France est “rentrée dans l’ordre” grâce à la discipline budgétaire. Drégerin s’en amuse :
“Le franc va rejaillir à pleines gencives, au point qu’on ne saura plus quoi en faire. Exactement comme après la stabilisation.”
Tout le vocabulaire du redressement économique — “stocks”, “lois sociales”, “munitions”, “canon à bon marché” — est détourné pour souligner le vide de cette rhétorique. La prospérité promise est une inflation de mots.
Du triomphe au contresens
Sous couvert d’un optimisme national, l’article dresse en réalité le portrait d’un pays auto-satisfait, prisonnier de sa propre dette morale et matérielle. “Nous sommes quittes !”, écrit Drégerin, avant d’ajouter, pince-sans-rire :
“Sauf qu’on va continuer à payer, mais en paix.”
Cette paix-là, note-t-il, ressemble fort à une guerre d’intérêts : celle des banquiers, des rentiers et des coloniaux. Car l’auteur ne manque pas d’élargir son propos :
“Nous avons la satisfaction d’ouvrir régulièrement nos colonies… au tarif le plus bas des marchés mondiaux.”
Une phrase qui, derrière la drôlerie, pointe la logique coloniale d’un empire vivant à crédit, où la dette extérieure se rembourse par l’exploitation intérieure.
L’après-guerre, une comédie permanente
Le style de Drégerin rappelle celui d’un éditorialiste burlesque de la fin du XIXᵉ siècle : un faux patriote qui, à force d’exalter la nation, en révèle les contradictions. C’est aussi une manière de conclure un cycle. Depuis le début de l’année, Le Canard accompagne chaque étape du débat sur les dettes — de l’indignation feinte de mai aux moqueries de juillet — en transformant le jargon politique en farce linguistique.
L’article du 24 juillet en est le point d’orgue : un enterrement joyeux de la “grande dette” française. Le “soulagement” national y devient un gag de boutiquier :
“Nous n’avons plus rien à payer... sauf nos annuités.”
L’ironie d’une prospérité à crédit
Deux mois avant le krach de Wall Street, le Canard ne pouvait mieux prophétiser la vacuité d’une prospérité fondée sur la dette et l’illusion monétaire. Là où la presse officielle chante la grandeur du franc, Drégerin, lui, écrit le refrain inverse : le bonheur d’être quittes n’est qu’une façon nouvelle de devoir.
En 1929, la France croit solder la guerre en ratifiant ses dettes. Le Canard, lui, solde l’illusion — au prix fort de l’ironie.