À la rentrée de septembre 1929, la “Mare aux Canards” offre un instantané du climat politique français : mélange d’agitation diplomatique, de rivalités ministérielles et de farce parlementaire. Sous la plume acérée de René Buzelin et de ses collègues anonymes, la chronique satirique du Canard devient un véritable bulletin de santé de la Troisième République — où l’humour remplace le diagnostic, mais où chaque plaisanterie vise juste.
Briand et Tardieu : deux coqs dans la même mare
La première volée de becs vise le tandem Briand-Tardieu, dont les querelles feutrées occupent alors les gazettes. Aristide Briand, auréolé de son rôle à Genève dans la Société des Nations et de ses appels à une “fédération européenne”, revient de La Haye où il a tenté d’avancer son projet d’union pacifique des États européens. André Tardieu, lui, s’impose peu à peu comme le futur homme fort du gouvernement, mais avec une raideur technocratique qui hérisse les plumes du Canard.
Sous le titre ironique “Briand-Tardieu”, la chronique note :
“C’est un fait que M. Briand, de retour de La Haye, des combines pour sortir la paix du marché fatal et du long délai, la passe au successeur désigné.”
Autrement dit : Briand rêve d’Europe, mais c’est Tardieu qui récupère la manœuvre politique. La “Mare” saisit ici tout le jeu de bascule entre diplomatie idéaliste et réalpolitik nationale, prélude à la crise politique de la fin de l’année.
Chiappe, Chéron, Painlevé : les silhouettes de la comédie politique
Le préfet de police Jean Chiappe, omniprésent dans la presse de 1929, n’échappe pas au fouet du Canard. Après ses démêlés de l’été avec les manifestants et les journalistes, on le retrouve ici objet de railleries : “Mme Chiappe ne veut pas de Vilnius, et M. Chiappe revient sans ambassade.” Manière élégante de rappeler que l’homme de l’ordre parisien n’a pas réussi à se recycler diplomatiquement.
Même traitement pour Henry Chéron, ministre des Finances, caricaturé arrivant à Lisieux “avec ses bagages et son haut-de-forme”, symbole d’un provincialisme vaniteux. Le ton léger masque une critique plus profonde : celle d’une République d’apparat où la forme l’emporte toujours sur le fond.
Painlevé, lui, revient des manœuvres de Rambouillet avec prudence — et sans gloire : “M. Briand a appris à s’en méfier.” Tout est dit : la politique française, c’est un carrousel de méfiances mutuelles, où chaque ministre guette la chute du voisin.
La “mare” comme miroir d’une République essoufflée
La chronique s’achève par deux petites perles, “Espoir” et “Ridicule”, qui concentrent l’esprit du Canard. Dans “Espoir”, Buzelin note que Tardieu s’apprête à succéder à Briand et que, selon la formule, “une crise de cabinet est toujours un accident de la route… ministérielle.” L’image dit tout du sentiment d’instabilité qui mine alors le régime.
Quant à “Ridicule”, la pique finale contre Lamour, secrétaire d’État, et son discours “de Djeïne qui le fait mourir de rire”, relève de l’art canardier pur : rire des prétentions oratoires comme d’une pathologie nationale.
Une satire à plusieurs vitesses
Sous le vernis d’anecdotes et de bons mots, cette Mare aux Canards condense les grands thèmes de l’année :
– les rivalités ministérielles (Briand/Tardieu, Chéron/Painlevé),
– la fragilité du parlementarisme finissant,
– et la désillusion politique d’un pays qui s’apprête, sans le savoir, à entrer dans la décennie des crises.
Buzelin et ses confrères en font une véritable revue d’actualité sous forme de sketchs, ponctuée de dessins de Guilac, Dubosc, Grove et Pruvost, où les politiciens ressemblent à des canards bavards pataugeant dans une mare qu’ils prétendent gouverner.
Un humour de flottaison
En septembre 1929, la “mare” reflète un monde encore insouciant, à quelques semaines du krach de Wall Street. Le Canard enchaîné, fidèle à sa devise, “siffle l’air du temps” avec une légèreté qui n’exclut pas la clairvoyance.
Derrière les plaisanteries de Buzelin se devine déjà une vérité amère : la République flotte, mais ne vogue plus.
Sous les éclaboussures de la “Mare”, le Canard de septembre 1929 saisit à merveille une France qui barbote entre illusions européennes et ambitions ministérielles, à la veille d’un orage mondial.