N° 780 du Canard Enchaîné – 10 Juin 1931
N° 780 du Canard Enchaîné – 10 Juin 1931
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10 juin 1931 — Pierre Bénard salue (à sa façon) la Légion d’honneur
Quand le Canard décore l’ironie
Pierre Bénard feint de célébrer Camille Aymard, notaire repenti et nouveau chevalier de la Légion d’honneur. Mais derrière les compliments, tout sent la satire : faveurs ministérielles, réhabilitations opportunes et caisses de notaires en liesse. Au final, le vrai décoré, c’est le ridicule.
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M. Camille Aymard reçoit la Légion d’honneur
Le 10 juin 1931, Le Canard enchaîné consacre sa une à un sujet en apparence anodin — « M. Camille Aymard reçoit la Légion d’honneur » — mais sous la plume de Pierre Bénard, cette annonce devient une satire cinglante des honneurs républicains et des amitiés politiques. Derrière le ton faussement solennel de “reconnaissance méritée”, Bénard tisse un chef-d’œuvre d’ironie, où la flatterie tourne à la moquerie et la chronique officielle au règlement de comptes humoristique.
Le prétexte : Camille Aymard, ancien notaire devenu journaliste, figure connue de la presse coloniale puis de la métropole, vient d’être décoré de la Légion d’honneur. “Tout ce qu’on peut regretter, écrit Bénard, c’est que cette juste considération vienne si tard.” Le lecteur du Canard, habitué à ses doubles sens, comprend aussitôt qu’il s’agit moins d’un hommage que d’une parodie de panégyrique. L’article déroule alors, avec une ironie feutrée, les épisodes troubles de la carrière d’Aymard : sa radiation du corps des notaires de Saïgon, ses démêlés avec un “procureur général un peu trop zélé”, sa reconversion journalistique “à la hauteur de sa tâche”... Chaque phrase sonne comme une pique, sous couvert d’éloge.
Dans la France de 1931, ces décorations à retardement ne sont pas rares : la Légion d’honneur, créée par Napoléon pour récompenser le mérite civil et militaire, est devenue sous la IIIᵉ République un instrument politique, un moyen de flatter ou de réhabiliter les fidèles. Pierre Bénard s’amuse de ce rituel de récompense, typique du gouvernement Laval, qui en distribue alors des brassées. Son ironie se concentre sur la “réparation légitime” que Pierre Laval accorde à Aymard : “Il vient de prouver qu’on pouvait avoir confiance en lui.” La phrase, qui semble d’abord innocente, se lit aussi comme une charge contre Laval lui-même, maître des faveurs et futur collaborateur, déjà suspecté d’opportunisme.
Bénard élargit la cible : c’est tout un système de connivences qu’il démasque. Aymard, réhabilité, est salué par “la compagnie des notaires de Saïgon” et par “le caissier Lasternas”, caissier de notaire ayant détourné plusieurs millions. Quant à Herriot, l’ancien adversaire d’Aymard, il lui “témoigne ses regrets” et se voit répliqué par une phrase d’anthologie : « On ne se bat pas entre gens du même parti. » Tout est dit : les divisions politiques de façade s’effacent dès que les honneurs entrent en jeu. Le Canard dévoile ainsi, sous le vernis du patriotisme, la solidarité des puissants — anciens notaires, ministres, journalistes ou escrocs réhabilités — unis dans la même comédie de la reconnaissance.
La chute, jubilatoire, boucle la charge : “Maintenant, dit Lasternas, il n’y a pas de raison que je ne sois pas décoré à mon tour.” Bénard transforme l’hommage en vaudeville, la Légion d’honneur en loterie morale où tout le monde finit par y croire — ou par en rire.
En ce mois de juin 1931, entre les scandales politiques, la crise économique et les jeux d’influence, cet article montre un Canard au sommet de son art : un journal capable de ridiculiser le pouvoir sans jamais hausser le ton, par la seule grâce du sous-entendu.





