N° 781 du Canard Enchaîné – 17 Juin 1931
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17 juin 1931 — Le Canard s’invite à l’Élysée
Quand Pierre Bénard fait rêver Paul Doumer
Tout juste élu président, Paul Doumer s’installe à l’Élysée. Dans le Canard, Pierre Bénard en fait le héros d’un songe peuplé de ses prédécesseurs – Faure, Deschanel, Poincaré… – qui viennent lui rappeler les fautes de la République. Sous la drôlerie, une étrange mélancolie : un an avant son assassinat, Doumer hantait déjà la maison des morts.
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M. Paul Doumer s’est installé à l’Élysée
Le 17 juin 1931, Le Canard enchaîné publie à sa une un texte magistral signé Pierre Bénard, intitulé « M. Paul Doumer s’est installé à l’Élysée » et prolongé en page intérieure par « Le rêve de M. Doumer ». L’ensemble forme un véritable petit chef-d’œuvre de satire politique, oscillant entre la chronique onirique et l’oraison funèbre prémonitoire.
Car, derrière la drôlerie du ton, Bénard annonce déjà le tragique destin du président nouvellement élu, assassiné moins d’un an plus tard.
Le point de départ est simple : le nouveau chef de l’État, Paul Doumer, élu le 13 mai 1931 à 74 ans, vient d’emménager à l’Élysée. Bénard en fait une scène de théâtre. L’article commence comme un reportage mondain – “M. Doumer ayant reçu les pouvoirs présidentiels, s’est installé définitivement à l’Élysée” – avant de glisser vers le fantastique. Le décor devient celui d’un mausolée. La phrase : « L’Élysée… d’une voix funèbre, quelle demeure de prédilection ! » ouvre sur une méditation ironique sur la malédiction présidentielle : un “lieu où tant d’hommes sont morts”, rappelle-t-il. En 1931, les lecteurs savent de quoi il parle : Félix Faure y a rendu l’âme en 1899 “entre deux services”, Deschanel en fut chassé par la folie, et Doumer lui-même n’y survivra pas longtemps.
Mais Bénard ne se contente pas de l’ironie nécrologique. Il fait du président un personnage de rêve et de remords, errant parmi les spectres de la Troisième République. Dans son sommeil, Doumer voit défiler ses prédécesseurs – Félix Faure, Deschanel, Millerand, Poincaré, Fallières – et, à travers eux, toute l’histoire de la République usée, opportuniste et fatiguée. Chacun vient rappeler une faute : Faure, la bêtise triomphante et le scandale de la Belle Époque ; Millerand, les renoncements républicains ; Poincaré, les dettes de guerre et la faillite de l’emprunt ; Fallières enfin, la mollesse du bon vivant qui, dit le refrain populaire cité par Bénard, “aurait évité la guerre” s’il avait été moins accommodant.
Le “rêve” se transforme alors en procès de la classe politique : un siècle de médiocrité, de patriotisme creux et de guerres menées au nom du devoir. Et Bénard, d’un trait, ramène le tout à l’actualité : Doumer, vieil homme consciencieux, patriote austère, croit servir la France mais s’endort au milieu des fantômes d’un régime dont il perpétue les travers.
Le ton alterne entre le cocasse et le lugubre. L’auteur se plaît à humaniser son sujet — Doumer qui “s’endort en remuant sa barbe” — pour mieux accentuer le malaise. Derrière la bonhomie du vieil énarque, c’est l’épuisement d’un pays que Bénard décrit : la Troisième République au bord de l’asphyxie morale, où l’on recycle sans cesse les mêmes figures vieillies. La dernière réplique du président, au réveil – “J’avais raison déjà. C’est lui qui n’était pas fait pour vivre ici” – résume à elle seule le tragique du propos : Doumer, dernier “grand bourgeois” de la République, croit triompher là où ses prédécesseurs ont échoué. Bénard, lui, sourit – il sait qu’il n’en sortira pas vivant.
En juin 1931, ce texte est lu comme un exercice d’esprit. Mais relu après l’attentat du 6 mai 1932, il prend un ton terriblement prémonitoire.
La plume de Bénard, fine et cruelle, donne ici toute sa mesure : il ne s’en prend pas à Doumer personnellement, mais à la fatalité politique d’un régime où le pouvoir use les hommes avant de les abattre.
Sous couvert d’humour, Le Canard signe une des plus belles pages d’anticipation politique de son histoire.





