N° 821 du Canard Enchaîné – 23 Mars 1932
N° 821 du Canard Enchaîné – 23 Mars 1932
59,00 €
En stock
La « grève du spectacle », ou quand les planches se prenaient pour le rail
Mars 1932 : le théâtre français « se met en grève » contre l’impôt. Dans Le Canard enchaîné, Pierre Bénard et André Dahl transforment la fronde des directeurs de scène en farce nationale : cortèges de plumes et de lions, proclamations ridicules, ministres mobilisés. Sous le rire, une leçon cruelle : dans la France en crise, même les privilégiés veulent jouer les révolutionnaires — mais seulement quand la taxe touche la caisse du théâtre.
Couac ! propose ses canards de 3 façons au choix
En stock
23 mars 1932 : la « grève du spectacle », ou quand les planches se prenaient pour le rail
Le Canard enchaîné du 23 mars 1932 s’offre un double numéro de bravoure : un article en une signé Pierre Bénard, et une page 3 d’André Dahl qui pousse la satire jusqu’au délire organisé. Les directeurs de théâtre, excédés par la taxation de 17 % sur les recettes de billetterie, annoncent une grève nationale : rideau baissé, lustres éteints, troupes renvoyées. Bénard et Dahl, plume dans la main et sourire en coin, transforment cette querelle fiscale en une épopée bouffonne — une farce à grand spectacle où les patrons de la scène deviennent des syndicalistes de boulevard.
« Enfin, ça y est ! » — Bénard ouvre les hostilités avec son sens du titre qui claque. Les « trois coups » du théâtre se feront désormais entendre pour annoncer… la grève. À le lire, la situation est « désespérée » : le théâtre français, symbole d’esprit et de verbe, croule sous « ces satanées taxes » qui « ne laissent que l’impôt sur les os ». On plaint presque ces directeurs acculés, sauf que Bénard les campe en marquis du boulevard, râlant entre deux dîners. Max Maurey peste, Volterra prend l’air de la Riviera, les frères Isola « n’ont plus de pain sur les planches ». L’image est irrésistible : une corporation de privilégiés criant famine à coups de bons mots.
Mais l’ironie de Bénard va plus loin : il déploie, derrière cette agitation de coulisses, une critique féroce du monde du spectacle livré à l’entre-soi et à la vanité. Les directeurs, dit-il, veulent « lever le drapeau des revendications » ; mais ce drapeau est en soie, et la « grève » s’annonce comme une pièce de boulevard. Quand il écrit que « M. Lehmann mettra la clé sous la porte Saint-Martin » et que « M. Dullin désertera l’Atelier », tout sonne comme une tirade de vaudeville. Bénard joue sur le comique de situation : des patrons en révolution, des bourgeois qui se rêvent prolétaires. Et, dans le rôle du ministre, Mario Roustan, qui promet de se montrer « ferme », comme s’il s’agissait d’un soulèvement de mineurs.
Dahl, lui, prend la relève en page 3 avec une mise en scène délirante. Son article, sous le sous-titre de « document historique », pastiche les ordres secrets d’état-major : « Le jour J et l’heure H seront indiqués à chaque théâtre par un concierge de confiance ». La « grève du spectacle » devient une opération militaire planifiée avec le sérieux d’un débarquement. Les actrices enverront des lettres à leurs amants (« Mon gros loulou, je fais relâche »), les fauves des Folies-Bergère défileront devant la Chambre des députés, les lions et les crocodiles rugiront à l’unisson. C’est absurde, hilarant, et d’autant plus corrosif que l’affaire est réelle : les directeurs parisiens protestent bel et bien contre un impôt jugé confiscatoire, tandis que la France s’enfonce dans la crise économique.
L’humour de Dahl repose sur une mécanique bien huilée : prendre au mot le vocabulaire guerrier et le renverser. La « mobilisation générale » concerne ici les choristes et les ouvreuses, les « ordres de mission » sont confiés à des comédiennes et à des gigolos. La satire déborde jusqu’au burlesque : « Les femmes nues du Casino de Paris se rendront en cortège au ministère des Finances », lit-on, ou encore : « Les façades des théâtres seront tendues de draperies funèbres avec l’écusson F, qui voudra dire Fisc ». Tout est grotesque et pourtant terriblement juste : Dahl dévoile, sous le rire, la logique d’un pays où chaque corporation se drape dans la dignité blessée dès qu’on touche à sa rente.
À travers ce double pastiche, Le Canard enchaîné fait d’une querelle d’impôt une allégorie de la France de 1932. La Troisième République, minée par la crise mondiale, se débat entre réformes fiscales et effondrement économique ; les scandales financiers succèdent aux chutes de ministères. Dans ce climat de morosité, la « grève des théâtres » ressemble à une mascarade nationale : chacun crie misère, personne ne veut perdre un sou. Bénard et Dahl pointent du doigt cette hypocrisie d’un monde qui se plaint d’être saigné tout en refusant de renoncer au superflu.
Le Canard, fidèle à son rôle, ne prêche ni la morale ni la compassion. Il se moque avec la précision d’un scalpel : les « directeurs » deviennent les acteurs involontaires d’une comédie sur le pouvoir, la fiscalité et la mauvaise foi. En pleine crise économique, les planches tremblent, mais pas pour les mêmes raisons que le peuple : quand les ouvriers descendent dans la rue, les directeurs, eux, annoncent la relâche.
Sous la légèreté du ton, un constat amer : dans la France des années 30, même les rideaux rouges se ferment pour des raisons de trésorerie. Le théâtre devient miroir du pays : un lieu où tout s’indigne, où rien ne change, et où les riches jouent à la révolution en smoking.





