N° 822 du Canard Enchaîné – 30 Mars 1932
N° 822 du Canard Enchaîné – 30 Mars 1932
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Le premier avril fête nationale
Mars 1932 : les directeurs de théâtre crient à la ruine, menacent la grève et réclament la pitié publique. Dans Le Canard enchaîné, Pierre Bénard et ses compères en font une revue drolatique : impôts, déficit, merlan frit et poisson d’avril. Entre satire fiscale et farce nationale, le journal démonte les faux révolutionnaires du spectacle et les vrais profiteurs du système. Un 1er avril avant l’heure — et sans décor.
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30 mars 1932 : quand le Canard fait sa fête du 1er avril
À deux jours du 1er avril, Le Canard enchaîné de 1932 se prépare à célébrer, comme il l’écrit en une, une « fête nationale ». Et pour cause : tout, dans la France de Paul Doumer et d’André Tardieu, semble relever de la plaisanterie — les budgets, les promesses, les grèves et même les noms de rue. Le ton est donné dès la première colonne : « Les Français, cette année, seront vraiment gâtés », raille le Canard, puisque la journée du 1er avril verra se voter « avec une entraînante allégresse » un déficit budgétaire de plusieurs milliards. Le tout, ajoute-t-il, sous le haut patronage d’un président « grand amateur de merlan frit ».
Ce billet d’ouverture, intitulé Le premier avril fête nationale, condense à lui seul tout l’art du journal : jouer du double sens, faire des comptes publics une farce de comptoir, et des ministres des poissons. Le gag se poursuit : les directeurs de théâtre, eux, auront « la spirituelle surprise de n’avoir pas obtenu satisfaction » ; les propriétaires et les locataires règleront leurs quittances « joyeusement », et les élections seront fixées « à la Trinité » — tout un pays livré à la dérision et à la fatalité. L’ironie, ici, n’est pas gratuite : elle traduit le décrochage d’une République où la misère et la bêtise d’État s’enchaînent comme des numéros de cabaret.
Juste en dessous, la chronique La rue Chiappe prolonge la moquerie : on apprend qu’une rue portera bientôt le nom d’un « conventionnel Chiappe ». Qu’importe s’il s’agit d’un ancêtre du préfet de police honni par la gauche — l’effet comique vient de la confusion soigneusement entretenue : « Il est bien évident que notre Chiappe actuel compte beaucoup sur une confusion qui naîtra tout naturellement dans l’esprit public. » Être « conventionnel », pour ce représentant de l’ordre moral, n’a jamais si bien porté son nom.
Et puis, il y a la chronique De vous à moi, signée Micky, où les piques fusent à la mitrailleuse. Chiappe y est encore, accusé de préparer Paris contre les « attaques aériennes » — mais qu’en est-il des « attaques nocturnes » ? Tardieu, lui, se voit doté d’une devise : « Diviser pour renier ». Les officiers du Grand Palais, à cheval pendant que l’Allemagne perfectionne son aviation, font rire autant qu’ils inquiètent. Les chauffeurs de taxis deviennent des « serviteurs du drapeau », les directeurs des théâtres menacent de « mettre la clé sous la porte » — ce que Micky tourne aussitôt en ridicule : « Ils savaient bien que personne n’entrerait. » La chronique se conclut par un trait d’anthologie : « Doumer a eu ses œufs de Pâques. Des œufs de merlan frit, naturellement. » Tout est dit : le président, la politique et la bêtise d’époque, frits dans le même bain d’huile.
Mais la charge la plus solide se trouve page 4, sous la plume de Pierre Bénard. La rubrique Théâtres reprend la crise des directeurs qui menacent de fermer rideau pour protester contre la taxe de 17 % sur leurs recettes. Et Bénard commence par feindre la compassion : « Ils ont raison. Il faut toujours protester contre les impôts. » Avant de décocher le coup de bec : « Il est réjouissant de voir les directeurs de théâtre prôner la grève comme seul argument décisif. » Ces bourgeois du spectacle, d’ordinaire ennemis de toute agitation ouvrière, découvrent soudain le vocabulaire de la lutte.
L’auteur renverse le théâtre en miroir social : les patrons de la scène deviennent les comédiens d’une comédie de classe. Ils se disent victimes du fisc, mais paient chichement leurs machinistes ; ils se plaignent d’être surtaxés, mais font payer le vestiaire, le programme et l’ouvreuse à leurs spectateurs. « Il faut voir la manifestation déformante de l’optique du théâtre », raille-t-il. Le plus féroce est peut-être son constat final : si le public déserte les salles, c’est qu’il s’en est lassé — « Ils se sont moqués du public, le public les laisse tomber. »
Pourquoi, alors, la grande presse soutient-elle si chaudement leur grève ? Bénard le suggère avec un sens affûté du contexte : parce que cette presse vit d’eux. Les journaux bourgeois, du Journal à L’Écho de Paris, ont besoin de leurs pages de publicité et de leurs annonceurs du spectacle. En défendant les directeurs, ils protègent leur propre caisse. Cette solidarité d’intérêts illustre la fusion, typiquement parisienne, entre le pouvoir médiatique et le pouvoir mondain : les uns vendent du papier, les autres des fauteuils — tous deux craignent la faillite du divertissement.
Dans ce numéro du 30 mars 1932, Le Canard enchaîné célèbre à sa manière le 1er avril avant l’heure : un pays qui s’effondre en riant, un président qui frite le poisson, un préfet qui joue au conventionnel, des directeurs qui découvrent la grève comme posture artistique. Ce mélange de sarcasme et de lucidité résume à merveille l’esprit du journal : rire des puissants, mais rire sérieusement.





