N° 825 du Canard Enchaîné – 20 Avril 1932
N° 825 du Canard Enchaîné – 20 Avril 1932
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M. Chiappe a reçu la plaque de grand officier
Avril 1932. Le préfet Jean Chiappe reçoit la plaque de grand officier de la Légion d’honneur. Le Canard enchaîné transforme la cérémonie en vaudeville d’État : Jules Rivet moque la « modestie » du préfet, les journalistes serviles, la musique de louanges — et Guilac croque le tout sous un dais ridicule. Derrière la farce, une vérité amère : la République de Tardieu décore ceux qui la musellent.
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20 avril 1932 : Chiappe, préfet de police et grand officier de la République – la farce d’État selon Jules Rivet et Guilac
Le Canard enchaîné du 20 avril 1932 ouvre sur une cérémonie qui aurait pu passer inaperçue si elle n’avait pas incarné à elle seule la comédie politique des années Tardieu. Ce jour-là, dans la cour de la Préfecture de police, Jean Chiappe, préfet tout-puissant et incarnation de l’ordre moral, reçoit des mains du ministre de l’Intérieur, René Mahieu, la plaque de grand officier de la Légion d’honneur. Pour le Canard, c’est du pain bénit : l’événement devient sous la plume de Jules Rivet une pièce de théâtre grotesque, illustrée par Guilac d’un dessin où les militaires, les journalistes et les courtisans se pressent comme à un vaudeville officiel.
L’article s’ouvre sur une ironie mordante : « C’est, autant dire, dans la plus stricte intimité, puisqu’on n’avait réuni pas plus d’un millier de personnes… » Tout le ton est là. Sous couvert de féliciter le récipiendaire, Rivet met en scène une parodie de culte administratif, où le ridicule le dispute à la servilité. Mahieu traverse « le passage clouté aménagé à cet effet », monte sur « une estrade agréablement décorée » et décore Chiappe « dans la cour de la Préfecture, sa plaque à la boutonnière, la main dans l’ouverture du gilet et le sourire de la modestie aux lèvres ». Le cérémonial de la République devient ainsi la caricature de lui-même : un théâtre de gestes vides et de formules convenues.
La satire ne s’arrête pas à la cérémonie. Rivet tire sur tout ce qui bouge : les journalistes réduits à de simples figurants (« tous les journalistes [sic] qui n’avaient pas été désignés de corvée pour la campagne électorale de M. Tardieu avaient tenu, faute de mieux, à venir rehausser l’éclat de cette cérémonie »), les fonctionnaires qui rivalisent d’obséquiosité, les amis de Chiappe qui chantent sa gloire sur un air d’hymne improvisé. Et, pour couronner le tout, un refrain moqueur :
Gloire, gloire à Lui !
Gloire à cet homme admirable !
Gloire à ses pieds, à son râble !
Il est beau, il est bien fait,
Notre Préfet !
Le texte mime à la perfection la rhétorique ampoulée des discours officiels, pour mieux en révéler le vide. Le trait final, « il a le bis, onze fois sex-appel(le) », transforme le préfet en vedette de music-hall : la République est devenue un cabaret d’autorité.
Derrière la farce, pourtant, le propos est politique. Jean Chiappe n’est pas un préfet ordinaire. Depuis sa nomination à Paris en 1927, il incarne la main droite du pouvoir conservateur : ennemi juré des ligues de gauche, soutien implicite des ligues d’extrême droite, il fait régner sur la capitale un ordre musclé. C’est lui qui protège les Camelots du roi quand ils agressent des militants ouvriers, lui encore qui multiplie les saisies contre la presse satirique ou communiste. À ses yeux, Le Canard enchaîné est une nuisance ; pour les rédacteurs du Canard, il est la personnification de la dérive autoritaire d’un régime qui se prétend républicain. Que ce préfet de fer soit promu « grand officier de la Légion d’honneur » résume tout un système : le pouvoir récompense la brutalité, la servilité et la censure.
Rivet, avec son humour pince-sans-rire, évite tout discours frontal. Il ne dénonce pas : il met en scène, et laisse le grotesque parler de lui-même. Il évoque même, faussement naïf, le « léger incident » du début de la cérémonie — Chiappe, vexé de n’avoir pas assez de photographes à sa gloire, se plaignant qu’on ait « emmené les photographes » pour M. Tardieu. La comédie du pouvoir atteint ici un sommet d’autosatisfaction : un préfet se fâche de ne pas avoir assez de caméras pour immortaliser sa modestie. Le dessin de Guilac achève le tableau : sous le dais de la République, Chiappe, raide et ricanant, serre la main du ministre, tandis qu’une file d’hommes en uniforme et de reporters dociles se presse pour saluer le héros du jour.
Le contexte ajoute encore à la charge. En ce printemps 1932, la France s’enfonce dans la campagne électorale, dans un climat de scandales et de lassitude. La crise économique mine la société, les ligues nationalistes montent, et la République ne répond plus que par les honneurs distribués à ses propres gardiens. La Légion d’honneur, déjà galvaudée, devient l’emblème d’un régime qui se décore lui-même. Dans cette atmosphère, le Canard trouve un ton juste : moquer la solennité de pacotille plutôt que de la dénoncer de front. La dérision devient une arme plus efficace que la colère.
Au fond, ce texte est plus qu’une satire d’un homme : c’est une radiographie du pouvoir dans les années 1930. La République récompense ses serviteurs les plus zélés, ceux qui font taire, qui surveillent, qui disciplinent. Et quand Le Canard chante « Gloire à Lui », il signe en réalité une oraison funèbre de la liberté.





