N° 829 du Canard Enchaîné – 18 Mai 1932
N° 829 du Canard Enchaîné – 18 Mai 1932
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La vie exemplaire d’Albert Lebrun
18 mai 1932 : Le Canard enchaîné s’invite chez le nouveau président, Albert Lebrun. André Dahl décrit une « soirée familiale » au Petit-Luxembourg, Jules Rivet son apprentissage du protocole, La Fouchardière sa vacuité politique, et Guilac dessine sa « vie exemplaire » de technocrate lorrain. Derrière la comédie, une vérité cruelle : la République se remet à peine d’un assassinat… et retombe déjà dans le sommeil.
Albert Lebrun est élu Président en 1932, succédant à Paul Doumer, assassiné. Fonction honorifique à l’époque, ce qui ne le met pas à l’abri des critiques du Canard, notamment pour son amitié avec les « marchands de canons » et autres » maitres de forges ».
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18 mai 1932 : Le Canard enchaîné s’amuse du nouveau président — et de la vacuité du pouvoir
Mai 1932 : la France a un nouveau président de la République. Après l’assassinat tragique de Paul Doumer le 6 mai, le Sénat et la Chambre réunis en Congrès à Versailles ont élu le 10 mai Albert Lebrun, candidat de compromis, technocrate du Nord-Est, catholique modéré, ancien ministre des Colonies et président du Sénat. En une semaine, l’homme est propulsé chef de l’État — et aussitôt livré à la chronique satirique du Canard enchaîné, qui consacre toute son édition du 18 mai 1932 à cette ascension sans gloire. Sous les plumes d’André Dahl, Jules Rivet, La Fouchardière et le crayon de Guilac, le journal orchestre un festival d’ironie douce-amère : entre moquerie, lucidité et lassitude républicaine, il célèbre la naissance d’un président « familial » — autrement dit, inoffensif.
En une, André Dahl signe « Une soirée familiale au Petit-Luxembourg », pièce maîtresse de cette mise en scène. Le nouveau chef de l’État, encore installé au Sénat avant d’emménager à l’Élysée, y reçoit la presse comme un grand-père bienveillant entouré de « Poupou » et de « Mémé ». La caricature tourne à la saynète domestique : Lebrun, bon père de famille, discute gentiment avec les journalistes, tous transformés en invités attendris. L’article déroule le dialogue mondain d’un patriarche poli qui parle de ses petits-enfants pendant qu’un chroniqueur de L’Intransigeant pleure discrètement d’émotion. À la fin, un oiseau s’échappe dans le salon — symbole parfait d’un pouvoir léger comme l’air.
Sous le ton badin, Dahl dresse en réalité un portrait au vitriol : celui d’un président de papier, produit de la médiocrité consensuelle d’une République fatiguée. « Il est entendu, une fois pour toutes, que M. Lebrun est un grand Lorrain », commence-t-il — formule répétée à satiété dans la presse conservatrice, qu’il retourne en dérision. Après Poincaré et Maginot, voici donc « le troisième grand Lorrain ». Mais, ajoute-t-il, « les Lorrains ne sont pas plus grands que les autres ». Cette première phrase suffit à dégonfler l’héroïsme dont la droite cherche à nimber l’élection. Dahl y lit le signe d’une époque sans souffle : la présidence n’est plus une fonction politique, mais un décor familial. Le pouvoir, vidé de substance, s’abrite derrière le confort bourgeois du foyer. Lebrun incarne le triomphe du fonctionnaire consciencieux sur le tribun ou le stratège.
La page 3, signée Jules Rivet, poursuit la farce administrative avec « M. Lebrun se met peu à peu au courant ». Le nouveau président y reçoit les instructions du protocole comme un écolier docile : lever à neuf heures, vérification des vases de Sèvres, grâces aux condamnés à mort, déjeuner à midi, belote à trois heures, promenade à cinq. Rivet transforme le rituel présidentiel en emploi du temps absurde, où la solennité devient ridicule. Le ton, faussement journalistique, reprend les codes du reportage institutionnel pour mieux les détourner : on suit pas à pas la « formation » du chef de l’État, encadré par son maître de cérémonie, M. de Fouquières, qui lui apprend même à ne pas « faire le coup du chapeau » aux gardes républicains.
Sous la blague, c’est une critique acérée du vide politique de la Troisième République. Le président, élu au terme d’un compromis entre radicaux et modérés, n’a aucun pouvoir réel. Rivet souligne cette impuissance en détaillant les minuties du protocole : tout est prévu, réglé, neutralisé. Lebrun, à peine élu, est déjà réduit à une mécanique souriante. La satire vise moins l’homme que le régime : une démocratie parlementaire où le chef de l’État s’ennuie dans les salons, tandis que le pays, frappé par la crise économique, s’enfonce dans l’indifférence.
À côté, La Fouchardière signe une de ses Chroniques de l’œil de bouif cinglante et désabusée : il y raille la « suite » des messieurs politiques, cette République des médiocres où l’on s’élève par lassitude du peuple plutôt que par mérite. Fidèle à son style, La Fouchardière mêle verve populaire et colère froide : il voit dans Lebrun le produit chimiquement pur d’un système parlementaire clos sur lui-même.
Enfin, en page 4, Guilac offre une synthèse visuelle avec sa planche « La vie exemplaire d’Albert Lebrun ». En douze cases, il retrace la carrière du « fils de cultivateurs lorrains » devenu président — un modèle d’ascension sans éclat, guidée par le goût des bonnes places et la proximité du Comité des Forges. De l’École des mines à la Caisse des amortissements, du ministère des Colonies à la présidence du Sénat, chaque étape est rythmée par la même ironie : Lebrun gravit l’échelle du pouvoir en homme prudent, toujours fidèle aux industriels et aux patrons. La dernière vignette, montrant le nouveau président présidant « brillamment » la cession d’une partie du Congo, condense toute la critique du Canard : derrière le fonctionnaire sage se cache un technocrate colonial, serviteur de l’ordre économique.
Ainsi, l’ensemble de l’édition du 18 mai 1932 forme une satire collective de la vacuité présidentielle. Dahl en fait une comédie de salon, Rivet un manuel d’usage, La Fouchardière une dénonciation du système, et Guilac une biographie en bande dessinée du conformisme républicain. En filigrane, le Canard rappelle que la France sort d’un double drame : la mort violente de Doumer et la défaite du gouvernement Tardieu. Dans ce contexte d’instabilité et de crise, l’élection d’Albert Lebrun n’a rien d’un renouveau : c’est un anesthésiant. En moquant la « soirée familiale » du Petit-Luxembourg, le journal dit l’essentiel : le pays s’endort, et le pouvoir, déjà, ronronne.





