N° 841 du Canard Enchaîné – 10 Août 1932
N° 841 du Canard Enchaîné – 10 Août 1932
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M. Albert Lebrun goûte dans son village les joies de l’incognito
10 août 1932 : Le Canard enchaîné épingle Albert Lebrun, tout juste élu président, venu goûter « les joies de l’incognito » dans son village lorrain — entouré de gendarmes, de journalistes et d’un orchestre militaire. Sous la plume de Maréchal, la fausse simplicité présidentielle devient une farce d’État : la République en villégiature, mais jamais en vacances.
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10 août 1932 : Albert Lebrun et « les joies de l’incognito » — chronique d’une discrétion tonitruante
Dans son édition du 10 août 1932, Le Canard enchaîné consacre sa une à un sujet a priori inoffensif : les vacances du président de la République Albert Lebrun. L’article, signé Maréchal, s’intitule avec une ironie feutrée : « M. Albert Lebrun goûte dans son village les joies de l’incognito ». Mais sous l’apparente bonhomie du récit, le Canard livre un petit chef-d’œuvre de satire politique et médiatique. C’est toute la comédie républicaine du pouvoir provincial, de la presse courtisane et de la fausse simplicité présidentielle qui est ici disséquée avec un humour corrosif.
Nous sommes à l’été 1932, deux mois après l’élection d’Albert Lebrun à la présidence de la République. Ancien ministre modéré, dernier président du Sénat, ce Lorrain à la réputation terne succède à Paul Doumer, assassiné le 6 mai précédent. La France, frappée par la crise économique et hantée par le souvenir de la Grande Guerre, cherche alors dans son nouveau chef d’État une figure tranquille, « sérieuse », sans éclat. Lebrun incarne à la perfection ce profil : homme de dossiers, catholique discret, patriote à l’ancienne. Le voici donc de retour dans son village natal de Mercy-le-Haut, en Meurthe-et-Moselle, où il prétend « goûter les joies de l’incognito ». C’est précisément ce que Maréchal se charge de pulvériser.
Le reportage, sous couvert de bienveillance, déroule un carnaval d’absurdités. À Mercy-le-Haut, la paisible retraite présidentielle prend des allures de manœuvre militaire et de foire à la presse. « Trois cents envoyés spéciaux de la presse française et étrangère » campent autour de la maison familiale. Vingt brigades de gendarmerie, cent agents de la Sûreté générale et des patrouilles de nuit rythment la vie du village. Le tout pour « garantir au président les joies de la simplicité ». Le mot d’ordre est la discrétion, mais le décor tient de l’opérette : un orchestre du 69e régiment d’infanterie joue en sourdine les « meilleurs morceaux de son répertoire », tandis que le préfet et le maire improvisent un discours à mi-voix devant des journalistes accrédités. L’« incognito » prend des airs de reconstitution d’État-major.
Maréchal se délecte du contraste entre le bon président provincial et la machinerie républicaine qui l’accompagne. Le Canard souligne à chaque phrase l’hypocrisie médiatique du moment : le séjour avait été « discrètement annoncé dans les journaux du monde entier, avec photographies à l’appui et description détaillée de la région ». La formule, d’un humour parfait, résume toute la duplicité de la presse politique de l’entre-deux-guerres, oscillant entre respect obséquieux et voyeurisme. Derrière la douceur rurale, c’est une satire du culte de la transparence avant la lettre : tout le monde veut voir le président « simple », à condition qu’il soit photographié sous tous les angles.
Le dessin d’Henri Guilac renforce la charge comique : la maison natale de Lebrun assiégée par les reporters, les villageois, les gendarmes, les banderoles (« Vive le Président ! »), les voitures officielles et les camelots vendant Le Populaire. L’image, pleine de mouvement et de détails, traduit l’ironie du texte : dans la France de 1932, même la modestie présidentielle doit se mettre en scène. Le « Grand Hôtel de la République » s’est installé au cœur d’un village de 500 âmes.
Mais le Canard ne s’arrête pas au folklore. En filigrane, il esquisse un portrait politique : celui d’un président déjà insignifiant, ou plutôt réduit à l’inoffensif. En célébrant son goût de la simplicité, la presse institutionnelle consacre en réalité sa vacuité. Contrairement à Doumer, dont la mort tragique avait frappé les esprits, Lebrun incarne la neutralité pure : ni verve, ni vision, ni relief. En s’installant dans son village sous escorte, il symbolise ce pouvoir lointain, administratif, qui cherche à se rendre populaire par la familiarité mise en scène. Le Canard enchaîné, fidèle à sa ligne, perce le vernis et dévoile la mécanique. Derrière la comédie bucolique, la République se regarde elle-même en spectacle.
La seconde moitié du texte enfonce le clou avec le passage sur le petit-fils du président, « le petit Poupou », qui monte sur les genoux de son grand-père entre chaque service, « pour la grande joie des opérateurs de cinéma qui s’empressaient de filmer cette discrète et charmante scène d’intérieur ». Le mot « discrète » achève le gag : jamais l’intimité du pouvoir n’aura été si publiquement orchestrée. Maréchal s’amuse du ridicule des formules officielles, du phrasé compassé du préfet, et de la bureaucratie du “bon goût” républicain. L’humour, typiquement canardesque, tient de la farce moliéresque : on rit, mais on grince.
À travers cette chronique d’été, Le Canard livre une réflexion plus large sur la théâtralisation du pouvoir. En 1932, alors que la France s’enfonce dans la crise, l’État cherche à rassurer par la proximité et la mise en scène de la “normalité”. Maréchal, lui, renverse la perspective : cette “simplicité” trop ordonnée devient le symbole d’une République essoufflée, qui confond le silence avec la force, la bonhomie avec le courage.
Au-delà de la moquerie, le texte préfigure ce que sera la critique du Canard dans les décennies suivantes : un humour de dévoilement, où le ridicule révèle le mensonge. En 1932, “les vacances présidentielles” n’étaient déjà plus une parenthèse, mais un miroir : celui d’un pouvoir dérisoire, saturé de cérémonial jusque dans son repos.





