N° 853 du Canard Enchaîné – 2 Novembre 1932
N° 853 du Canard Enchaîné – 2 Novembre 1932
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M. René Renoult est allé se recueillir devant les affaires enterrées
2 novembre 1932 : pour la Toussaint, Le Canard enchaîné accompagne le ministre de la Justice au Père-Lachaise — non pas pour honorer les morts, mais pour se recueillir sur les « affaires enterrées ». Dans un chef-d’œuvre d’ironie funèbre, Pierre Bénard transforme René Renoult en croque-mort du droit, et la République en cimetière judiciaire.
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2 novembre 1932 : « Les affaires enterrées » — Pierre Bénard enterre la Justice avec René Renoult
En ce 2 novembre 1932, jour des morts, Le Canard enchaîné publie une pièce d’humour noir d’anthologie signée Pierre Bénard : « M. René Renoult est allé se recueillir devant les affaires enterrées ». Sous couvert de relater une cérémonie imaginaire au Père-Lachaise, Bénard livre une charge d’une férocité exemplaire contre la lenteur et la corruption de la justice française. Le ministre de la Justice, René Renoult, y est dépeint en croque-mort élégant, rendant hommage non pas aux morts de la République, mais aux affaires judiciaires prématurément « enterrées » dans l’année. Satire cinglante d’un régime en décomposition, le texte résume à lui seul le désenchantement d’une France qui n’a plus foi en sa magistrature.
Le cimetière des affaires
L’article prend la forme d’un pastiche de reportage solennel : le ministre Renoult, entouré de hauts magistrats, se rend « au cimetière du Père-Lachaise à l’occasion de la Toussaint ». Mais ici, les tombes ne renferment pas des hommes, mais des dossiers : le scandale des laitiers spéculateurs, la faillite de la Transat, la Banque nationale de crédit, l’affaire Oustric… autant d’enquêtes qui ont fait la une des journaux avant d’être promptement étouffées.
Bénard manie le faux respect avec un brio venimeux. Tout y est : le cortège, les fleurs, les discours compassés. Les magistrats se recueillent « pieusement devant les tombes prématurément ouvertes où sont enterrés les principaux scandales de l’année ». Le ministre, impeccable en veston noir, incarne à merveille ce que Bénard appelle « l’ordonnateur des pompes funèbres » de la République. Sa tirade parodique clôt la scène :
« Hélas ! chaque année qui s’écoule voit augmenter le nombre des affaires qui s’éteignent prématurément. Avant, on en comptait une ou deux. Aujourd’hui, on les compte par dix ou par vingt. »
Le ton reste grave, presque attendri : c’est le génie du Canard version Bénard, où la liturgie du pouvoir est retournée contre lui-même. L’émotion devient moquerie, la cérémonie un simulacre. Sous la rhétorique compassée affleure le constat d’une justice paralysée, où les grandes affaires meurent faute de volonté politique.
Quand la Justice agonise
René Renoult, garde des Sceaux du gouvernement Herriot, est une cible de choix. Ancien radical-socialiste, notable lisse, il personnifie cette Troisième République d’avocats et de prudents, plus soucieuse de façade que d’efficacité. Sous son ministère, les dossiers retentissants de l’entre-deux-guerres — Oustric, Aéropostale, Banque nationale de crédit — s’enlisent tous dans le marécage des commissions d’enquête et des non-lieux.
Bénard le montre non pas comme un corrompu, mais comme un fossoyeur bureaucratique. L’ironie mordante de la phrase « le right man in the right place » — « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut » — souligne la complicité silencieuse entre la magistrature et le pouvoir. À la Justice, on ne tranche plus : on enterre.
Le texte va jusqu’à filer la métaphore médicale : « De même que les chiens ont leur maladie, il semble qu’au bout de quelques semaines, un mal mystérieux s’attaque à l’affaire la plus solide en droit. Elle s’étiole rapidement et une grande lassitude envahit le magistrat chargé de la suivre. » Ce diagnostic d’humoriste est aussi celui d’un pays désabusé : l’État de droit a pris le goût du formol.
La République des scandales étouffés
Le Canard publie cet article à un moment de délabrement politique aigu. Depuis le retour du Cartel des gauches au printemps, la crise économique s’aggrave, le chômage explose, la monnaie vacille. Le gouvernement Herriot, pris entre le conservatisme budgétaire et les exigences sociales, déçoit ses partisans et scandalise la droite. Les affaires financières achèvent de ruiner la crédibilité de la République parlementaire. Dans ce climat, la justice devient le symbole du système : lente, corporatiste, incapable de poursuivre les puissants.
Bénard en fait une fresque funéraire. Les scandales dorment côte à côte comme des morts célèbres, avec leurs épitaphes : « Il avait tout notre bien, il nous l’a pris. Regrets éternels. » pour l'affaire Oustric. Le cimetière devient une allégorie de la Troisième République, dont la corruption s’embaume dans la routine des dossiers classés.
Un humour noir comme constat d’impuissance
L’humour noir de Bénard ne cherche pas seulement à faire rire : il met en scène le désespoir d’un journaliste lucide sur l’état de son pays. Le final, faussement pathétique, sonne comme un requiem pour la Justice : « Les balances de Thémis sont au point mort, ses pompes sont des pompes funèbres, et l’œil de la Justice lui-même n’est plus qu’un cercueil. » Le trait est d’une puissance rare. En quelques lignes, tout un régime est résumé : le radicalisme impuissant, la bureaucratie satisfaite, la parole publique vidée de sens.
Ce 2 novembre 1932, Le Canard enterre beaucoup plus qu’une poignée de « scandales étouffés » : il enterre la foi dans la République des juristes, celle qui préfère enterrer les affaires plutôt que de risquer de se salir les mains.





