N° 908 du Canard Enchaîné – 22 Novembre 1933
N° 908 du Canard Enchaîné – 22 Novembre 1933
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Trompe qui peut !
Le 22 novembre 1933, Pierre Bénard signe dans Le Canard enchaîné un article d’anthologie : « Trompe qui peut ! ».
Sous couvert de “réhabiliter” les escrocs, il étrille une justice complice des puissants et un système où les décorés de la Légion d’honneur ruinent les épargnants sans rougir.
Avec son humour noir et sa rage contenue, Bénard transforme la formule de l’avocat général Mongibaux — “En finances, trompe qui peut” — en slogan d’une République corrompue.
Quelques mois avant Stavisky, le Canard avait déjà tout compris.
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« Trompe qui peut ! » : Pierre Bénard règle ses comptes avec la justice des puissants
Le 22 novembre 1933, Le Canard enchaîné frappe un grand coup. Sous la plume acérée de Pierre Bénard, le journal démonte la comédie judiciaire qui entoure les grandes affaires financières de l’entre-deux-guerres.
Sous le titre ironique « Trompe qui peut ! », Bénard signe un texte d’une colère froide, d’un humour noir et d’une lucidité désarmante. C’est une attaque frontale contre la justice à deux vitesses, celle qui envoie les petits en prison et absout les grands coupables décorés de la Légion d’honneur.
Une “réhabilitation” très particulière
L’article ouvre une série annoncée par le Canard sous le thème des “Réhabilitations nécessaires”. Mais chez Bénard, il ne s’agit pas de défendre les innocents, plutôt de mettre en lumière les coupables blanchis.
Dès les premières lignes, le ton est donné :
“Nous avions été frappés du nombre de gens qu’on traite en général et en particulier de fripouilles et qui, pourtant, occupent les situations les plus en vue, tapent sur le ventre des ministres et sont hauts dignitaires de la Légion d’honneur.”
Cette phrase, c’est tout le Canard des années 1930 : l’indignation se mêle à la gouaille, la dénonciation à la raillerie.
Bénard observe avec un mélange d’ironie et de dégoût la grande bourgeoisie d’affaires qui prospère malgré les scandales. L’époque est saturée de faillites retentissantes : Oustric, Hanau, Rochette, Bayonne, Banque nationale de crédit (BNC)… Et dans tous ces dossiers, le scénario est le même : le public perd ses économies, les dirigeants se “réhabilitent”.
La justice selon M. Mongibaux
Bénard s’empare d’un procès en cours, celui des mines de Nam-Kok, une affaire d’escroquerie coloniale menée par des spéculateurs français en Indochine. Parmi eux, un nom respectable : Martial Merlin, ancien gouverneur des colonies et grand officier de la Légion d’honneur.
Le journaliste décrit l’audience avec un sens aigu du théâtre judiciaire. Dans le rôle du défenseur moral : M. Mongibaux, avocat général, personnage réel et haut magistrat du Parquet.
Celui-ci, rapporte Bénard, ne plaide pas contre les accusés mais contre leurs victimes :
“Les véritables coupables dans toute cette affaire, c’étaient ces imbéciles de petits épargnants qui s’étaient laissés rouler comme des enfants.”
La scène est d’une violence sociale extrême. Mongibaux inverse les rôles : les spéculateurs deviennent de simples “malheureux”, tandis que les épargnants ruinés sont traités en naïfs responsables de leur sort.
Et Bénard, d’une ironie foudroyante, commente :
“M. Mongibaux d’ajouter, dans un beau mouvement d’éloquence, que les véritables coupables, c’étaient les petits épargnants… Mais comme il ajoute à l’esprit de justice celui de l’indulgence, il n’alla tout de même pas jusqu’à requérir une peine contre eux.”
L’humour est d’une cruauté maîtrisée : Le Canard n’a pas besoin d’inventer, il suffit de citer.
“En finances, trompe qui peut”
Le titre de l’article devient un refrain, une ritournelle de désillusion.
Bénard reprend à son compte une maxime de l’avocat général :
“En mariage, trompe qui peut. En finances, trompe qui peut !”
Et il en fait le mot d’ordre de la République des escrocs.
Le texte déroule ensuite une litanie d’exemples, comme une parodie de catéchisme économique :
“La B.N.C. sombre avec deux milliards ? Trompe qui peut !
La Transat coûte aux contribuables 1.500 millions ? Trompe qui peut !
Rentiers, vous avez donné votre argent à l’État et on a converti vos rentes ? Trompe qui peut !
Fonctionnaires, on vous avait assuré un statut et on diminue vos traitements ? Trompe qui peut !”
Cette accumulation donne au pamphlet une puissance rythmique : Bénard transforme la répétition en accusation, le refrain en réquisitoire. Le pays, dit-il en substance, est dirigé par une caste d’escrocs légaux, protégée par les codes, les robes et les décorations.
Le scandale des honneurs
Bénard s’attarde avec jubilation sur un symbole : la Légion d’honneur.
Dans son texte, l’ordre national devient un gag macabre :
“Les grands officiers de la Légion d’honneur sont très recherchés dans les affaires financières. En effet, ils font riche.”
Le ruban rouge, loin d’être un signe de vertu, sert de garantie morale aux pires tricheurs. Les investisseurs se fient à la médaille du décoré comme à un gage de probité — et tombent dans le piège.
Le journaliste enfonce le clou :
“On juge les mines sur celles de ceux qui les présentent.”
Un calembour typique de Bénard, qui manie la langue comme un scalpel : derrière le mot d’esprit, il pointe l’effondrement des repères moraux d’une République gouvernée par les décorés, les avocats généraux et les financiers véreux.
“Ouvrez les portes de la Santé !”
La dernière page du texte est un feu d’artifice satirique. Bénard en appelle à une justice renversée :
“Ouvrez les portes de la Santé ! Il faut en faire sortir tous les banquiers véreux, les courtiers marrons, les rapaces, tous ceux qui volent, qui abusent.”
Ironie suprême : il ne réclame pas leur incarcération, mais leur réhabilitation officielle, puisque la morale du régime veut qu’ils soient honorés plutôt que punis.
La conclusion résume tout :
“Et si, un jour prochain, un financier, après avoir raflé des milliards, est appelé à fournir des comptes à la justice, qu’il ne se frappe pas : qu’il demande à M. l’avocat général Mongibaux d’occuper le siège du ministère public.”
La colère de Bénard : un miroir des années 1930
En novembre 1933, la France n’est pas seulement frappée par la crise économique : elle est minée par le désaveu politique et moral. Les scandales financiers, la complaisance du pouvoir et les passe-droits nourrissent une défiance croissante.
Ce texte, écrit six mois avant l’affaire Stavisky, en annonce la tempête. Bénard, visionnaire, y dénonce déjà le système d’immunité qui finira par faire exploser la IVe République avant l’heure.





