N° 910 du Canard Enchaîné – 6 Décembre 1933
N° 910 du Canard Enchaîné – 6 Décembre 1933
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Réhabilitations nécessaires
Le 6 décembre 1933, Le Canard enchaîné poursuit sa série des “Réhabilitations nécessaires”.
Pierre Bénard y démonte la légende d’André Tardieu, faux sauveur et vrai produit du système qu’il prétend réformer.
Sous le masque de l’“honnêteté”, Bénard retrouve les traces des affaires coloniales, des pressions diplomatiques et du Temps complice des puissances d’argent.
Avec un humour au scalpel, il signe un chef-d’œuvre de sarcasme politique : une République des Faisans, où les vertus publiques ne servent qu’à masquer la corruption privée.
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“M. André Tardieu” : Pierre Bénard démonte la légende du “sauveur” républicain
En décembre 1933, à la veille d’une explosion politique que l’affaire Stavisky allait bientôt précipiter, Le Canard enchaîné poursuit sa série des “Réhabilitations nécessaires”. Après les financiers blanchis, voici les hommes politiques “vertueux”.
Sous la plume féroce de Pierre Bénard, le journal s’attaque cette fois à André Tardieu, figure de droite, ancien président du Conseil, journaliste du Temps, ministre sous Clemenceau, et autoproclamé champion de la probité.
Le titre, “M. André Tardieu”, s’ouvre comme un éloge. Mais Bénard, fidèle à sa méthode, renverse aussitôt l’ironie.
“Les patriotes sont unanimes pour dire : il nous faut un homme, un honnête homme, pour remettre de l’ordre dans la maison. Et tous sont d’accord pour désigner M. André Tardieu.”
Le ton est faussement respectueux : le journaliste mime la langue des élites qui réclament un “homme fort”, avant de démonter, point par point, l’imposture morale de ce discours.
Le faux sauveur
En 1933, la France est épuisée par la crise économique, la corruption financière et l’instabilité ministérielle. La tentation du “redresseur national” monte. Dans les salons, on parle de Tardieu comme d’un “homme neuf”, d’un “incorruptible”.
Bénard s’en amuse :
“Si des gens aussi avertis et ayant autant la pratique de la vertu que M. Camille Aymard ou M. Baupoil de Saint-Aulaire voient dans M. Tardieu l’homme probe et incorruptible, c’est que tout ce qu’on a raconté sur lui n’est qu’un tissu de mensonges.”
Derrière la litote, une gifle. Car ces deux “garants” — Aymard et Baupoil — sont eux-mêmes des notables compromis. L’ironie est totale : les vertueux s’auto-certifient entre eux, et le Canard les exhibe en miroir grotesque.
Une “réhabilitation” au vitriol
Le procédé de Bénard est d’une efficacité diabolique. Il feint la défense de Tardieu pour mieux rappeler ses scandales passés.
“Il est temps de mettre un terme à cette légende qui représente M. André Tardieu trafiquant de son influence au profit d’intérêts privés, entreprenant des campagnes de presse pour le compte d’aventuriers…”
La phrase s’étire, accumule les accusations, avant de conclure avec une fausse naïveté :
“Tout cela est faux, bien entendu.”
Mais les lecteurs du Canard savent reconnaître l’inverse. Ce “faux” est un clignement d’œil. Bénard dresse un catalogue minutieux des affaires où Tardieu fut mêlé, du groupe financier Homs-Bagdad au scandale colonial de la N’Goko-Sangha — société forestière d’Afrique équatoriale où des sommes énormes furent détournées grâce à la complicité de hauts fonctionnaires.
Tardieu, ministre puis journaliste au Temps, avait selon ses adversaires usé de son influence pour faire pression sur la diplomatie française. Le Canard ne fait que reprendre les faits connus, mais en les retournant en parodie d’acquittement.
Jaurès contre Tardieu
Bénard rappelle un moment clé : le discours de Jaurès à la Chambre du 8 mars 1912, où le tribun socialiste dénonçait “le rôle qu’un grand journaliste du Temps, M. Tardieu, a joué dans toutes ces affaires”.
Jaurès accusait Tardieu d’avoir couvert, au nom de la patrie, les pires spéculations coloniales.
Bénard cite longuement :
“Ah ! messieurs, c’est chose grave qu’un homme disposant tous les jours, dans l’ordre international, de la tribune d’un journal qui a le plus grand crédit…”
Puis, d’un trait d’humour glacé, il tranche :
“Jaurès se trompait.”
Et d’ajouter :
“On a mal lu le Traité de Versailles. M. André Tardieu aujourd’hui parle de mater les fonctionnaires et s’élève contre ce qu’il appelle leur audace.”
La satire devient brûlante : l’ancien architecte du Traité de Versailles, artisan de la revanche française, se réinvente en donneur de leçons d’austérité. Ce que Bénard appelle, non sans amertume, la “République des Faisans” — la République des décorés, des profiteurs et des faux patriotes.
La farce de l’honnêteté
Le dernier mouvement du texte est un morceau d’anthologie du Canard des années 1930.
Bénard multiplie les questions rhétoriques :
“Oserait-il, s’il avait à la fin de la guerre acheté en Amérique pour des centaines de millions de flottes dont la moitié n’arriva jamais à traverser l’Atlantique ?”
“Oserait-il, s’il avait jeté dans les mains de la justice plus d’un milliard en faillite ?”
Chaque “oserait-il” est un coup de marteau : l’“honnêteté” de Tardieu devient une fiction grotesque.
Et Bénard de conclure, avec une ironie qui flirte avec le désespoir :
“M. André Tardieu est innocent comme le ministère qui vient de naître. Il est le symbole de l’honnêteté politique. M. Camille Aymard et M. Baupoil de Saint-Aulaire s’en portent garants.”
La dernière ligne achève la charge :
“On peut être certain qu’ils ont trop de conscience pour vouloir, en désignant M. André Tardieu, salir la République des Faisans.”
L’expression restera dans l’histoire du Canard. Elle condense tout l’esprit du journal : une dénonciation du pouvoir sous les dehors d’un rire acide, un humour qui ne pardonne rien aux puissants.
Une satire au cœur du désenchantement
Fin 1933, la République parlementaire se délite sous les scandales. Le peuple, las, se tourne vers les “hommes forts” — Tardieu à droite, Doumergue bientôt rappelé par les radicaux, Doriot et les ligues à l’extrême.
Bénard, lucide, voit le danger : derrière le culte de l’“honnête homme”, c’est la tentation autoritaire qui pointe.
Son texte n’est pas qu’un pamphlet contre un politicien ; c’est un cri contre la crédulité d’un pays prêt à confier son salut à ceux-là mêmes qui l’ont ruiné.





