N° 920 du Canard Enchaîné – 14 Février 1934
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L’adieu amer de La Fouchardière
Le 14 février 1934, Le Canard publie en une la lettre d’adieu de Georges de La Fouchardière, inventeur du Bouif et figure historique du journal. Son crime ? Avoir défendu Jean Chiappe quelques heures avant que Paris ne s’embrase le 6 février. Dans un pays en convulsion, le satiriste libertaire devient soudain un « suspect ». Sa lettre, digne et blessée, dénonce un malentendu tragique — et marque la fin d’une époque du Canard. L’homme qui avait donné au journal sa fantaisie originelle est poussé vers la sortie. Une rupture lourde de sens, au cœur de la tempête.
La Fouchardière, le Bouif et la porte du Canard : un adieu tragique en plein séisme républicain
La lettre publiée en une du Canard enchaîné le 14 février 1934 n’est pas seulement celle d’un journaliste blessé : c’est l’adieu d’un homme qui avait contribué à façonner l’identité même du journal depuis ses débuts.
Georges de La Fouchardière, satiriste populaire, anarchisant, antimilitariste viscéral, inventeur du Bouif, figure majeure de la presse fantaisiste des années 1910-1920, quitte brutalement la maison à laquelle il a donné seize années de sa vie.
Le lecteur de 1934 aurait du mal à imaginer plus grande rupture : le Bouif, personnage fétiche, a contribué à faire du Canard un succès à partir de 1916. La Fouchardière fut, durant les années héroïques du journal, l’un des piliers de sa tonalité mordante, libertaire, gouailleuse — l’anti-presse bourgeoise incarnée.
Et voilà qu’en quelques lignes, il s’en va.
Le contexte : un pays qui bascule, une rédaction qui panique
Lorsque La Fouchardière écrit sa lettre le 7 février 1934, le pays est en état de choc. La veille, les émeutes sanglantes du 6 février ont failli renverser la République. Les ligues factieuses hurlent vengeance, la gauche est tétanisée, et le préfet Chiappe — figure d’extrême droite, démis de ses fonctions — devient le martyr de toute la presse antiparlementaire.
Or La Fouchardière connaît Chiappe depuis longtemps. Leur relation est ancienne, presque folklorique — née des facéties montmartroises autour du renommage de la rue André-Pascal en 1927.
Et c’est là que tout se noue.
Quelques jours avant les émeutes, La Fouchardière rédige un article prenant la défense de Chiappe, non par adhésion politique, mais par réflexe de justice personnelle : il estime que Chiappe a été injustement sacrifié par Daladier. Pour lui, c’est l’acte d’un « honnête homme ».
Mais dans l’édition du 7 février — bouclée avant que les barricades ne s’embrasent — Le Canard publie un texte très dur contre La Fouchardière, l’accusant implicitement de s’être rangé du côté de la réaction.
Le lendemain, Chiappe devient l’icône de l’insurrection antidémocratique.
Le Canard, effrayé par la récupération, par la rue, par l’opinion, se dédouane. Et La Fouchardière sert de fusible.
Une lettre blessée, mais digne
Dans sa lettre d’adieu, La Fouchardière tente de remettre les pendules à l’heure. Il s’adresse à Maurice Maréchal avec un mélange de respect, de tristesse et d’ironie.
Il explique qu’il n’a obéi qu’à sa conscience, jamais à un pouvoir, jamais à un directeur de journal — et cela est véridique : toute sa trajectoire montre un homme irréductible à toute discipline.
Sa phrase est limpide :
« Je n’ai jamais accepté une faveur d’aucun homme au pouvoir. »
C’est aussi un rappel biographique : La Fouchardière fut un dreyfusard, un antimilitariste, un anarchisant, un contempteur du cléricalisme et des hiérarchies.
Le soupçon de conformisme à l’égard de la « grande presse » — qu’il avait toujours combattue — le frappe au cœur.
Sa défense de Chiappe n’était pas politique : c’était, à ses yeux, un geste de justice individuelle.
Mais dans le tumulte de février 1934, tout est immédiatement lu en termes de camps et d’alignements.
Le drame intime derrière le drame politique
La lettre dit aussi autre chose : La Fouchardière n’est pas seulement congédié ; il est blessé comme on blesse un ami.
Il rappelle :
« Je n’en userai [des mots blessants] contre mes amis, ou contre ceux qui furent mes amis. »
C’est le cri d’un homme qui se sent trahi sans comprendre comment un simple désaccord sur un ancien préfet peut conduire à l’exil après seize ans de fidélité.
Et cette dimension personnelle éclaire rétrospectivement l’évolution du personnage. La Fouchardière, dans la seconde moitié de sa vie, glissera — jusqu’à écrire dans des journaux collaborationnistes sous l’Occupation, choix dramatique et difficilement justifiable.
Mais en 1934, il n’en est pas là.
Il est encore le satiriste libertaire et pacifiste, le polémiste talentueux, le créateur du Bouif.
Son renvoi du Canard est un événement littéraire autant que politique.
Un départ qui marque la fin d’une époque du Canard
Le Canard qui renvoie La Fouchardière n’est plus tout à fait celui de 1916 :
— la rédaction s’est professionnalisée,
— les crises politiques sont plus violentes,
— les lignes idéologiques doivent être tenues.
En rompant publiquement avec l’un de ses fondateurs de l’esprit « fantaisiste », Le Canard entre dans une autre ère : plus politique, plus rigoureuse, plus inquiète aussi.
La lettre dit la tristesse de l’homme ; elle dit aussi la mutation du journal.





