Tristan Bernard
(Paul Bernard, 7 septembre 1866 – 7 décembre 1947)
L’humoriste au chapeau melon, plume du Canard
On se souvient volontiers de Tristan Bernard pour ses mots d’esprit, ses pièces de boulevard et son éternel chapeau melon. Mais ce romancier, dramaturge, journaliste et humoriste, né à Besançon en 1866, mérite aussi une place dans la galerie des plumes du Canard enchaîné. Car si ses contributions n’y furent pas nombreuses, elles portent la marque de son style unique : un humour bonhomme, ironique et faussement désinvolte, qui frappe juste.
Une vie sous le signe de l’esprit
Issu d’une famille bourgeoise, Paul Bernard se destine d’abord au droit et aux affaires. Mais très tôt, il préfère les cafés littéraires aux bureaux d’usine. Il s’essaie à la littérature, adopte le prénom « Tristan » (emprunté, dit-on, à un cheval de course), et s’impose comme dramaturge. Ses pièces — Les Pieds Nickelés (1895), L’Anglais tel qu’on le parle (1899), Le petit Café (1911) — rencontrent un vif succès, tout comme ses romans et nouvelles, qui mêlent observation sociale et légèreté.
Tristan Bernard cultive un humour fondé sur la vivacité des dialogues, le décalage, le trait mordant mais jamais cruel. Son esprit, volontiers paradoxal, séduit les cercles artistiques et littéraires : il fréquente Jules Renard, Alphonse Allais, Lucien Guitry, Léon Blum.
Homme de passions populaires, il est aussi directeur de vélodrome, grand amateur de sport et de cyclisme, proche du monde du spectacle et de la rue autant que des salons.
Tristan Bernard au Canard enchaîné
En 1917, au cœur de la Première Guerre mondiale, Tristan Bernard signe plusieurs articles dans Le Canard enchaîné. L’un des plus emblématiques, « Fabrication des Académiciens en série » (28 février 1917), tourne en dérision l’Académie française, qui a perdu une partie de ses membres depuis 1914. Bernard imagine d’appliquer aux « immortels » les méthodes industrielles modernes : produire en série des académiciens conformes au modèle attendu, uniformisés dans leur conformisme et leur solennité.
Le rire naît ici du décalage entre l’aura prestigieuse de l’Académie et l’image d’une usine à fabriquer des « esprits officiels ». Une satire parfaitement en phase avec l’esprit du Canard, qui, depuis 1916, s’emploie à déboulonner les statues de l’arrière, entre institutions, profiteurs et grands discours patriotiques.
Tristan Bernard retrouve dans ces pages la compagnie de plumes humoristiques qui, comme lui, conjuguent littérature et satire : Gaston de Pawlowski, Georges de La Fouchardière, Roland Dorgelès, et bien sûr Maurice Maréchal, fondateur du journal. Sa présence, même ponctuelle, assoit le prestige du jeune hebdomadaire, qui attire déjà de grands noms.
Preuve de cette proximité durable, Bernard sera invité à présider les banquets d’anniversaire du Canard dans les années 1930, témoignant que la rédaction l’a toujours considéré comme l’un des siens.
Un homme libre, au destin cabossé
Au-delà du théâtre et du journalisme, Tristan Bernard incarne une figure de libre penseur. Il collabore un temps à L’Humanité de Jaurès en 1904, sans jamais se revendiquer militant, mais toujours soucieux de justice sociale. Ses aphorismes, publiés en recueils, traduisent une philosophie du quotidien, mêlant scepticisme et tendresse.
La Seconde Guerre mondiale le rattrape brutalement : arrêté en 1943 pour sa condition juive, il est interné à Drancy avec son épouse. Libéré grâce à des interventions d’amis comme Sacha Guitry, il témoigne de cette épreuve avec la même dignité tranquille qui le caractérise. Il meurt à Paris en 1947.
Pourquoi le relire aujourd’hui
Si l’on se souvient surtout de l’homme de théâtre, la participation de Tristan Bernard au Canard enchaîné éclaire une facette moins connue de son œuvre : celle d’un humoriste engagé dans la satire sociale, prompt à pointer les travers de l’arrière et des institutions.
Dans ses articles comme dans ses pièces, il met en lumière la bêtise satisfaite, les postures creuses, les hiérarchies artificielles. Avec un style accessible, jamais pédant, il contribue à forger une tradition de satire bien française, où l’humour se met au service de la lucidité.