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La Mare aux Canards

Quand Morvan Lebesque proclame « la fin des aveux »
10 décembre 1958

Constantine, El Halia et l’ombre de la guillotine

Le Canard enchaîné du 10 décembre 1958 publie en page 2 une longue chronique signée Morvan Lebesque et titrée sans ambages : « La fin des aveux ».
Nous sommes en pleine guerre d’Algérie. Quelques mois plus tôt, De Gaulle est revenu au pouvoir, la Ve République vient d’être approuvée par référendum, mais sur le terrain la sale guerre continue : attentats, répression, torture et procès à répétition.

Lebesque prend appui sur un article tout juste paru dans Le Monde sous la plume de Gisèle Halimi. L’avocate y raconte le second procès des “massacreurs d’El Halia”, renvoyé en cassation devant le tribunal militaire de Constantine.
En août 1955, à El Halia, village minier du Constantinois, une attaque de fellaghas a fait plusieurs dizaines de morts parmi les Européens. L’émotion est immense, la répression féroce. Treize hommes sont arrêtés, accusés d’avoir pris part au massacre. En mars 1958, à Philippeville, ils sont condamnés à mort sur la foi d’« aveux » arrachés au cours de l’instruction.

Or, explique Lebesque, le second procès vient de se conclure sur un démenti spectaculaire : trente-quatre acquittements, seulement quatre condamnations, et sur les quinze peines capitales initiales, il n’en reste plus que deux en instance de recours.
« Ce que chacun sait aujourd’hui, écrit-il, c’est que pendant neuf mois treize hommes ont vécu jour et nuit dans l’obsession de la guillotine. Et pourquoi ? Parce qu’ils avaient avoué les crimes dont on vient aujourd’hui publiquement de les innocenter. »

Des “aveux” fabriqués à la chaîne

Lebesque consacre la première moitié de son article à démonter la mécanique des aveux de Philippeville. Il en résume le scénario glaçant : des hommes arrêtés, frappés, enfermés, confrontés à la peur et à la fatigue, finissent par signer tout ce qu’on leur tend.

Il décrit, citant Halimi, ces interrogatoires où chaque accusé se met à revendiquer, par l’imagination, des crimes qu’il n’a pas commis :
tel raconte comment il a égorgé des femmes et des enfants ; tel détaille la position d’un cadavre qui, en réalité, n’a jamais été autopsié ; tel autre se vante d’un meurtre… qui n’a pas eu lieu. Il y a toujours un « meneur », chargé de produire une histoire compatible avec la version policière, et les autres répètent.

Pour Lebesque, l’affaire d’El Halia restera dans l’histoire judiciaire comme un cas d’école : on passera, dit-il, d’une « description imaginaire des crimes » à la description, cette fois très précise, des locaux et instruments de torture. À quelques mètres de là, le public français, qui ne voulait pas savoir, finira pourtant par entendre le détail des sévices. « Ce fut lui qui l’emporta la première fois – juste pour l’honneur de la justice et notre honneur à nous », note-t-il : l’opinion a fini par imposer la révision du procès.

Du tailleur arménien à Philippeville : une longue histoire française

Lebesque élargit alors le cadre. La torture et les faux aveux, rappelle-t-il, n’ont pas été inventés par la guerre d’Algérie.

Il convoque une affaire plus ancienne : vers 1930, un petit tailleur arménien, Almazian, avait avoué sous les coups de la police un crime qu’il n’avait pas commis. Un jeune avocat, J.-C. Legrand, démontra son innocence ; la presse s’indigna, la Chambre s’émut, la police fut mise en cause.
« Aujourd’hui, quand un accusé avoue, c’est tout juste si le tribunal ne sourit pas d’un air entendu », se désole Lebesque. L’aveu, jadis soupçonné, est redevenu la reine des preuves, à condition qu’il serve l’obsession sécuritaire du moment.

Mais pour lui, le vrai problème ne se limite pas au commissariat. Il met en cause la manière dont une certaine justice fabrique un « bel aveu », et la façon dont une partie de l’opinion réclame des coupables tout de suite, si possible en rang serré. Il cite, pour s’en moquer, le « conseil d’Antivain » : « N’avouez jamais et avouez tout, au contraire, en vitesse, sachant que c’est le meilleur moyen de se poser en victime à l’audience. »
Au passage, Lebesque vise aussi les vengeurs en costume : ces familles, ces militants qui, exaspérés, réclament « du sang, quel qu’il soit, en paiement du sang versé ». Eux aussi, dit-il, préfèrent un innocent désigné à défaut plutôt que le long travail patient de la vérité.

La fin et les moyens

Peu à peu, le texte quitte le terrain du cas particulier pour attaquer un axiome au cœur de cette justice de guerre : « la fin justifie les moyens ».
Pour certains, explique Lebesque, empêcher de nouveaux attentats, sauver des vies européennes, justifierait qu’on torture, qu’on truque des dossiers, qu’on fasse condamner des innocents.

Il démonte, phrase après phrase, cette logique. D’abord parce qu’elle inverse l’idée même de droit : une société digne de ce nom n’a pas pour fonction d’« administrer un châtiment au hasard du meurtre », mais de rechercher et punir les véritables coupables. Ensuite parce qu’elle produit une double barbarie : le crime des terroristes et le crime d’État se répondent, se nourrissent, se justifient l’un l’autre.

Lebesque insiste sur la responsabilité des magistrats. Il fustige la tentation de transformer le tribunal en « usine à aveux », où l’on se contente d’entériner ce qu’ont arraché la police et l’armée. L’honneur de la justice, écrit-il, devrait être de résister, pas de suivre.

Sommes-nous tombés si bas ?

Le cœur de l’article tient dans une série de questions qui claquent comme autant de gifles :

« Sommes-nous tombés si bas ? Sommes-nous redevenus des barbares ? »

La formule vise la France elle-même. En 1958, l’idéologie coloniale prétend encore porter les « valeurs de la civilisation » de l’autre côté de la Méditerranée. Lebesque, comme d’autres au Canard, renverse le miroir : à Philippeville, dit-il, nous étions en train de tomber « au rang des massacreurs d’El Halia », en organisant un autre massacre, légal celui-là, en envoyant treize innocents à la guillotine.

Il rappelle un cas, qui semble rattraper la métropole en pleine guerre froide : cet inculpé soviétique qui, au moment de s’asseoir sur le banc des accusés, avouait avec une sincérité sidérée qu’il avait bien assassiné Gorki en glissant du verre pilé dans le beurre… avant de reconnaître que tout cela relevait des fantasmes de Vichinsky, procureur des grands procès de Moscou.
Autrement dit, on a vu des pays où l’on ne punit pas seulement le criminel, mais le crime lui-même ; où l’aveu extorqué devient la matière première d’un spectacle politique.

Une victoire qui n’aurait jamais dû en être une

La conclusion de Lebesque est d’une grande amertume.
Oui, le verdict de Constantine – acquittements en masse, révision des peines – apporte une forme de satisfaction. Mais, écrit-il, « c’est presque honteux » d’avoir à saluer cela « comme une bataille gagnée ».

Dans un État de droit digne de ce nom, ce jugement aurait dû être une banalité : une simple décision équitable, prononcée sans tapage. Le fait qu’il faille l’arracher à la justice militaire, à l’armée, à l’opinion, montre combien la France s’est éloignée de ses propres principes.

En 1958, alors que la Ve République s’installe sur fond de putsch d’Alger et de pouvoir renforcé, Lebesque rappelle que la vraie force d’un pays ne se mesure pas au nombre de condamnés à mort, mais à sa capacité à dire non à la barbarie, même quand celle-ci se pare des habits de la justice.

Le Canard contre la tentation de l’État tortionnaire

Ce texte s’inscrit dans une longue série de prises de position du Canard enchaîné sur la guerre d’Algérie : dénonciation des camps d’internement, de la torture, des « corvées de bois », des faux suicides. Mais « La fin des aveux » a quelque chose de particulier : plutôt que d’accumuler les révélations, Lebesque y mène une réflexion de fond sur ce que la guerre fait au droit.

En retournant contre la France le slogan qu’elle brandit volontiers – la civilisation, l’État de droit, la justice –, il montre que l’enjeu n’est pas seulement colonial : il concerne l’avenir même de la République.
À chaque fois qu’un tribunal ferme les yeux sur des aveux extorqués, c’est la frontière entre nous et les bourreaux qui se brouille.

Soixante-sept ans plus tard, la force de ce texte tient dans sa lucidité et dans sa colère froide. Morvan Lebesque ne se contente pas de constater une erreur judiciaire évitée de justesse ; il interroge ce que devient un pays quand la justice cesse de douter et prend l’aveu pour vérité révélée.
En 1958, au milieu du vacarme colonial, cette voix venue de la page 2 du Canard rappelle qu’une démocratie ne se mesure pas à ses discours, mais à la manière dont elle traite les accusés… surtout quand ceux-ci sont pauvres, colonisés et promis à la guillotine.


Source : Le Canard enchaîné, 10 décembre 1958
* Illustration : Guilac