Depuis sa naissance le 10 septembre 1915, le Canard enchaîné est toujours resté fidèle à son « pacifisme jusqu’au boutiste », réclamant, entre les 2 guerres mondiales, le désarmement intégral et unilatéral de la France. L’insoumission (refus d’exécuter un ordre), la désertion (abandon de poste d’un militaire en exercice) et, surtout, l’objection de conscience (refus préalable de se soumettre au service militaire) correspondaient bien à la sensibilité dominante au sein de sa rédaction. Ainsi, à l’instar de son journaliste Pierre Châtelain-Tailhade, déclaré insoumis en 1925 et réfugié en Belgique, Le Canard, tournant en ridicule le patriotisme, défendit farouchement bon nombre de réfractaires de toute nature.
René Gérin (1892 – 1957) fut un de ceux-là. Normalien, agrégé des Lettres, sorti de la guerre 14-18 avec 3 blessures, 4 citations, le grade de capitaine et la Légion d’honneur (qu’il rendit en 1926 par solidarité avec le pacifiste Georges Demartial), Gérin fut un militant pacifiste intégral, violemment hostile à l’antisémitisme hitlérien. Son livre, « Comment fut provoquée la guerre de 1914 », reçut un accueil favorable du Canard en juillet 1931, le qualifiant de « réquisitoire précis et irréfutable contre les responsables de la stupide boucherie de 1914. Quoi qu’en pense M. Herriot, il s’en trouve aussi de ce côté-ci du Rhin ».
Pour avoir renvoyé son fascicule de mobilisation, Gérin fut emprisonné quelques jours en octobre 1933, puis encore en 1935, dans le cadre de ses activités de secrétaire général de la Ligue internationale des combattants de la paix. Le Canard lui exprima sa solidarité, en appelant à assister aux meetings de soutien et en relayant la campagne d’opinion orchestrée en sa faveur.
En juillet 1945, pour avoir tenu pendant l’occupation la rubrique littéraire de L’Œuvre – journal collaborationniste de Marcel Déat – Gérin est condamné à 8 ans de travaux forcés, 10 ans d’interdiction de séjour et à l’indignité nationale à vie, par la cour de justice de la Seine. Peine jugée excessive par certains résistants et ramenée à 5 ans en février 1946, puis à 3 ans en juillet.
Dans le numéro du 10 juillet 1946, le rédacteur en chef du Canard, Pierre Bénard, prend à nouveau sa défense et écrit : « Cet hurluberlu aux yeux de bœuf pensif relève davantage de la rigolade que de la cour de justice », et, s’il fallait admettre que l’épuration fut impitoyable, du moins devait-elle l’être pour tout le monde. Or Gérin avait été lourdement condamné pour ses articles alors que « les directeurs, les administrateurs, les rédacteurs en chef avaient regagné leurs douillettes propriétés ». Bénard intervint en faveur de Gérin auprès du garde des Sceaux (Pierre-Henri Teitgen) par courrier du 11 février 1946. Il le remercia de son action par une nouvelle missive du 17 octobre 1946, car 14 jours avant, René Gérin avait été gracié.
S’il recouvra ses droits civiques et une carte de presse en 1950 (il entra au Figaro), il ne put jamais obtenir la révision de son procès.
SP