Quand la République célèbre ses martyrs… en les insultant
Il y a des anniversaires qu’on préfère oublier. Et puis il y a ceux qu’on commémore en les profanant. Le 1er août 1930, Place de l’Hôtel de Ville, à Paris, une cérémonie officielle prétendait honorer les martyrs de la révolution de Juillet. En première ligne : le préfet de police Jean Chiappe et l’ancien président du Conseil André Tardieu, tous deux figures de l’ordre établi, venues saluer, non sans ironie, la mémoire des insurgés de 1830.
Dans Le Canard enchaîné daté du 6 août suivant, Pierre Scize signe un éditorial fulgurant, rageur, incandescent d’indignation. Son titre ? « Ce n’est pas la même chose… ». Un constat amer sur la comédie officielle de la commémoration, et une dénonciation sans fard d’un pouvoir qui travestit l’histoire pour mieux se l’approprier.
Une douche froide
« M. André Tardieu fut douché », écrit Scize en évoquant l’ironie de la météo, venue souligner le ridicule de la scène. Mais la vraie douche, c’est celle que le journaliste réserve aux autorités : « Il venait donner un ‘coup de chapeau’ à la bourgeoisie, à ce monde repu de martyrs glorieux, récupérés pour mieux asseoir l’ordre des possédants. » Et de rappeler que les insurgés de 1830 se battaient pour la liberté de la presse, pour le droit de grève, pour des causes mortes dans les tiroirs de l’administration.
Chiappe, lui, « préfet de police et vaincu des Trois Jours », s’exhibe dans ce théâtre d’ombres, symbole grotesque d’un pouvoir autoritaire qui s’applique à confisquer jusqu’à la mémoire de ceux qu’il aurait jadis fait fusiller.
Paris n’est plus Paris
Le cœur du texte est un parallèle cruel entre 1830 et 1930. D’un côté, le peuple insurgé, les ouvriers de la Cité, les grisettes et les artisans, la jeunesse exaltée et romantique ; de l’autre, une ville « abrutie par le sport, l’alcool et le cinéma », une société « qui ne se bat plus pour des idées, mais pour son bifteck ». Scize ne mâche pas ses mots : « Ville accroupie, ville dégénérée, sous le conformisme universel. »
« Ce n’est pas la même chose », répète-t-il, comme un refrain amer. Car ce Paris qui regardait jadis le monde depuis ses barricades ne se reconnaît plus dans ses reflets bourgeois, engoncés, résignés.
Un dessin, une gifle
* L’illustration de Guilac, publiée en regard de l’article, résume tout : un Chiappe au crâne rasé, l’air patibulaire, vend sa caution morale à une marque de cigarettes — les fameuses Trike — avec cette légende mordante : « Rien ne vaut une bonne Trike ! ». Publicité gratuite pour une police qui n’en demandait pas tant.
Un avertissement plus qu’un édito
Ce texte de Pierre Scize n’est pas qu’un pamphlet : c’est un avertissement. Un rappel que l’histoire n’est jamais à l’abri d’une récupération, d’une trahison. Et que ceux qui prétendent l’honorer sont souvent les premiers à l’assassiner une seconde fois.