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La Mare aux Canards

« Défense d’avoir faim jusqu’au 1er mars 1948 »
3 décembre 1947

Un hiver de grèves, de froid… et de lois d’exception

Le 3 décembre 1947, quand R. Tréno signe à la une du Canard enchaîné son texte intitulé « Défense d’avoir faim jusqu’au 1er mars 1948 », la France est en plein hiver social.

Depuis la fin novembre, un vaste mouvement de grèves secoue le pays : mines, transports, fonction publique, ports… Le gouvernement de Paul Ramadier, recentré après l’éviction des ministres communistes au printemps, veut à la fois relancer la production, rassurer Washington dans la perspective du plan Marshall et mater les « désordres ».

C’est dans ce contexte qu’est votée la loi Schuman–Moch, du nom du ministre des Finances Robert Schuman et du ministre de l’Intérieur Jules Moch. Elle aggrave les sanctions contre les grévistes des services publics, punit ceux qui « incitent à la grève » ou répandent de « fausses nouvelles » susceptibles de provoquer un arrêt de travail. La presse est visée en creux.

Le Canard a parfaitement compris le message. R. Tréno aussi. Son article est une longue contorsion pour « obéir » à la loi tout en la ridiculisant… et en donnant la parole à ceux qu’elle veut faire taire.

« Le Canard est bien décidé à ne pas exciter les grévistes »

Le sous-titre annonce la couleur : « En tout cas, le “Canard” est bien décidé à ne pas exciter les grévistes ! »

R. Tréno adopte d’emblée un ton faussement raisonnable. Le journal, jure-t-il, a « la tête dure » mais a bien compris ce que la loi veut dire. Il ne s’agit plus de parler du lampiste mal payé, de l’ouvrier qui n’arrive pas à joindre les deux bouts : ce serait prendre le risque de se voir reprocher une « provocation à la grève ».

Puisque la loi fixe au 1er mars 1948 son terme, le Canard promet de s’adapter jusque-là. Et propose, très sérieusement, un nouveau programme de revendications « compatibles » avec la loi.

Un programme syndical à l’envers

La trouvaille de Tréno tient en une liste de demandes outrancières… mais inversées.

Plutôt que de réclamer des hausses de salaires, l’article annonce que le chiffre de 10 800 francs par mois sera désormais considéré non plus comme un minimum, mais comme un maximum vital. De même, au lieu de militer pour les 40 heures, on soutiendra la semaine de 72 heures.

Autres perles du programme :

  • Établissement d’une retenue à la production, avec effet rétroactif au 1er janvier 1914 ;
  • Révision des salaires tous les 50 ans – ce qui laisse le temps de voir venir ;
  • Retraite des vieux à 110 ans, histoire de ne pas grever le budget.

En quelques lignes, Tréno détourne le langage des lois sociales pour montrer son envers : la vie chère, la journée exténuante, l’absence de perspectives. Dire que le minimum vital devient un maximum, c’est décrire mieux que n’importe quelle statistique la sensation d’étranglement des salariés de 1947.

« Plus de fausses nouvelles » : l’art de dire le contraire

Dans un second temps, l’article s’attaque à l’obsession de la loi Schuman–Moch : les « fausses nouvelles » sur le coût de la vie.

Sous le titre « Plus de fausses nouvelles », Tréno jure qu’on ne comptera plus sur le Canard pour « propager sciemment » des informations de ce type. Qu’on se rassure :

  • il n’est pas vrai qu’un kilo de poireaux coûte 60 francs aux Halles contre 16 l’année précédente ;
  • il n’est pas vrai que le prix du pain soit passé de 12 à 24 francs ;
  • ni que le charbon ait plus que doublé, le métro augmenté, le gaz et l’électricité renchéris de 45 %, les tarifs SNCF de 25 %.

Évidemment, tout est exact. L’ironie consiste à le nier… tout en le détaillant. Le petit graphique reproduit dans la colonne – courbe ascendante bien droite – achève la démonstration.

Si l’on devait croire que ces hausses sont réelles, conclut Tréno, il faudrait admettre que la grève est légitime. Et l’on verrait alors Robert Schuman, ancien ministre des Finances, « tomber sous le coup de l’article premier », autrement dit risquer la prison pour avoir, par sa politique, provoqué l’indignation des travailleurs.

Là encore, le Canard retourne la logique de la loi : ce n’est plus celui qui décrit la misère qui devrait être puni, mais celui qui l’organise.

Les « travailleurs peinards » et le lampiste Lucullus

Dernier volet du texte : une enquête express censée montrer que les classes laborieuses ne se plaignent pas du tout…

Les ménagères, dit-on, « font la queue devant les boulangeries dans la plus franche bonne humeur ». Dans un restaurant ouvrier, les plats servis sont « dignes de Lucullus, arrosés d’un petit blanc de blancs ». On se bouscule aux spectacles populaires, aux « bals des bijoux » où un ouvrier de chez Renault peut s’offrir une « rivière de diamants », aux soirées mondaines de Jean Cocteau à 5 000 francs la place.

Tout cela est évidemment à l’envers. C’est un miroir grotesque de la France de 1947 : tickets de rationnement encore en vigueur, salaires au ras du plancher, files d’attente interminables. La prétendue opulence du lampiste dit mieux que n’importe quel reportage la dureté de la vie quotidienne.

En bout de course, Tréno conclut, non sans malice :

« Non, n’en déplaise aux provocateurs, agitateurs, meneurs et autres excitateurs, tout est pour le mieux dans la plus douce des France… »

Puis, en post-scriptum, soupir de soulagement : « Ouf ! Ce n’est pas encore cette fois que nous irons en tôle. » La phrase rappelle que le jeu avec la loi n’a rien d’abstrait : le Canard sait qu’il flirte avec la limite.

Guilac, Coudé de Foresto et les cabochons qui piquent

Les dessins de Guilac donnent une dimension supplémentaire à ce ballet d’ironie.

Dans la petite rubrique « L’homme du jour : M. Coudé de Foresto », le nouveau ministre du Ravitaillement est comparé à un Saint Antoine entouré de porcs : il a « des centaines » de cochons et nourrit les Français « dans la forme » qu’ils possèdent déjà. Une manière de dire que les consommateurs sont traités comme du bétail.

Deux faux encarts publicitaires complètent la charge :

  • « Une carrière d’avenir : cantonnier. Situation de tout repos », où l’on voit un bonhomme repu allongé sur son tas de gravier, bouteille à portée de main ;
  • « Devenez lampiste ! Maximum vital assuré », personnage bedonnant devant une table croulant sous la nourriture.

Le contraste avec la réalité des lampistes et cantonniers réels, payés en clopinettes, saute aux yeux.

Enfin, un dessin montre un Robert Schuman longiligne face à un interlocuteur inquiet : « Ça vous stresse, Robert Schuman ? Vous… » La bulle tronquée rappelle que la loi pèse sur les mots eux-mêmes : mieux vaut ne pas finir la phrase.

Une façon très Tréno de faire de la politique

Ce qui frappe, en relisant ce numéro du 3 décembre 1947, c’est l’originalité de la position du Canard enchaîné. Là où une partie de la presse de gauche adopte le ton du tract ou de l’édito indigné, le journal choisit la voie de la feinte obéissance.

En annonçant qu’il « ne veut pas exciter les grévistes », R. Tréno met en scène la docilité forcée que le pouvoir voudrait imposer. En poussant à l’absurde les mesures de rigueur, il rend visible ce que la loi cherche à masquer : la pauvreté, l’injustice, l’arrogance d’un gouvernement qui prétend que tout va bien.

Cette stratégie du renversement – montrer un ouvrier repu pour dire qu’il a faim, nier les hausses de prix pour mieux les énumérer – est l’une des marques de fabrique de Tréno et de son journal. Elle permet de parler de grève et de misère sans jamais prononcer le mot d’ordre, tout en laissant le lecteur, lui, parfaitement libre de tirer la conclusion qui s’impose.

Soixante-dix-huit ans plus tard, « Défense d’avoir faim jusqu’au 1er mars 1948 » reste un petit manuel de détournement politique : comment, sous couvert d’obéir, montrer que la loi est faite surtout pour que les lampistes se taisent et que les vrais responsables, eux, puissent continuer à manger à leur faim.


Source : Le Canard enchaîné, 3 décembre 1947
* Illustration : Guilac, p. 1, Le Canard enchaîné, 3 décembre 1947