N° 613 du Canard Enchaîné – 28 Mars 1928
N° 613 du Canard Enchaîné – 28 Mars 1928
79,00 €
En stock
M. Poincaré a rendu un hommage ému et mérité au Poincarisme
Le pèlerinage historique et électoral de Bordeaux
Dans son édition du 28 mars 1928, Le Canard enchaîné publie sur trois colonnes à la une, puis en page 3, un long reportage signé Drégerin et illustré par Guilac, sur la visite de Raymond Poincaré à Bordeaux. Le titre, « M. Poincaré a rendu un hommage ému et mérité au Poincarisme », donne le ton : celui d’une ironie jubilatoire. Car ce prétendu « pèlerinage historique et électoral » du président du Conseil tourne ici à la satire du culte personnel, entre hommage officiel et autopromotion comique. Le dessin, la verve et la mauvaise foi assumée s’y donnent la main pour faire de cette tournée provinciale une pièce de théâtre en trois actes : voyage, banquet, discours. Tout Poincaré y passe — sa raideur, son patriotisme compassé, et son inaltérable amour de soi.
Au Chapon fin, dessin de Guilac –
Couac ! propose ses canards de 3 façons au choix
En stock
Un pèlerinage politique sous le feu de la satire
Le reportage de Drégerin dans Le Canard enchaîné du 28 mars 1928 s’inscrit dans le contexte brûlant de la campagne législative du printemps. À la tête du gouvernement depuis juillet 1926, Raymond Poincaré s’apprête à conduire la droite modérée vers une nouvelle victoire — celle de l’Union nationale. Son voyage à Bordeaux, haut lieu symbolique de 1914 (où le gouvernement s’était réfugié à l’approche des troupes allemandes), se veut un hommage à la patrie. Mais, sous la plume du Canard, il devient surtout un pèlerinage électoral déguisé en cérémonie patriotique.
Le ton est celui d’un faux respect. Tout commence par une évocation pompeuse — « comment comprendre que M. Poincaré ait choisi ces lieux pour parler à la nation » — aussitôt minée par la parodie. Drégerin brosse un Poincaré en quête d’admiration, multipliant les gestes de dévotion envers lui-même : on le voit saluant son propre souvenir, visitant la gare où il arriva jadis, puis le restaurant mythique du Chapon Fin, décrit comme un sanctuaire gastronomique de la République. Le dessin de Guilac, montrant la « sortie des voyageurs » ou la « glace historique du petit salon », ajoute au ridicule de cette procession où tout Bordeaux semble figé dans le culte du chef.
Le Canard excelle ici dans l’art du renversement. L’hommage au Poincarisme devient l’autopsie d’un système : celui de la Troisième République finissante, où l’autocélébration se confond avec la gestion des affaires. On y croise tout un petit monde d’élus, de préfets, de notables et d’aubergistes, chacun cherchant à briller au contact du « grand Lorrain ». Les dialogues rapportés, truffés de formules ridicules (« il faudra qu’on y mette une plaque ! »), exposent la vacuité cérémonielle de la politique de l’époque. À travers Poincaré, c’est la comédie de la respectabilité républicaine que le journal met en scène.
Sur la troisième page, le reportage se poursuit avec un second titre, « Le discours de Bordeaux et ceux qui vont suivre ». La suite est encore plus corrosive : on y raille la pluie diluvienne qui accompagne le discours, les notables englués dans la boue, et les applaudissements de M. Queuille, ministre radical-socialiste, qui bat la mesure « à grands coups de sa cuiller à café sur la soucoupe ». Le sérieux du propos politique — Poincaré y évoque la Ruhr, la sécurité, le redressement du franc — se dissout dans la farce des détails. Le préfet Arnaud, coiffé d’un bicorne mal ajusté, fait rire toute la salle ; Poincaré, rigide et compassé, finit par ressembler à « un conducteur de corbillard ».
En mars 1928, Le Canard enchaîné s’affirme plus que jamais comme le miroir ironique de la vie politique française. Tandis que les grands quotidiens louent la rigueur et le patriotisme de Poincaré, lui choisit de montrer l’envers du décor : un pouvoir replié sur ses rites, incapable de se renouveler autrement que par le cérémonial. En somme, un Poincaré en majesté, mais déjà figé en statue de cire — et c’est cette momification du pouvoir que Guilac, par ses dessins, rend si visible.
Au fond, Drégerin signe ici une satire d’une grande justesse : ni pamphlet violent, ni caricature grossière, mais une comédie de la vanité politique où chaque geste officiel devient un gag. Et si l’article amuse encore près d’un siècle plus tard, c’est parce qu’il démasque, avec un humour d’une précision chirurgicale, la part de théâtre qui sommeille en toute République.

      



