N° 646 du Canard Enchaîné – 14 Novembre 1928
N° 646 du Canard Enchaîné – 14 Novembre 1928
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Poincaré succède à Poincaré : le triomphe de l’immobilisme républicain
Pierre Bénard, “Vive Poincaré !”, Le Canard enchaîné, 14 novembre 1928 — dessin de Guilac
Novembre 1928 : le nouveau gouvernement de Raymond Poincaré est annoncé. Enfin… “nouveau”, façon de parler. Sous la plume acérée de Pierre Bénard et le crayon goguenard de Guilac, Le Canard enchaîné salue le retour du “sauveur de la République” avec un enthousiasme feint : “Vive Poincaré !” Un éditorial au vitriol, où la stabilité devient synonyme de stagnation, la rigueur de routine, et la République parlementaire un éternel manège où les mêmes noms reviennent à la même place — sous le signe, comme l’écrit le Canard, “des banques, de la hausse et de la rigolade.”
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Le 14 novembre 1928, Le Canard enchaîné consacre sa une à ce qu’il appelle, avec une ironie d’airain, la “rentrée” de Raymond Poincaré. Après un court retrait pour raisons de santé, l’homme d’État lorrain — déjà président du Conseil à trois reprises depuis la guerre — revient une fois de plus sauver la République… d’elle-même. Le titre, “Poincaré succède à Poincaré”, résume tout : l’immobilisme politique des années 1920, la fatigue d’un régime parlementaire usé, et l’impression d’une France qui tourne en rond sous des gouvernements de notables.
Pierre Bénard, plume brillante et mordante du Canard, ouvre son édito par une antiphrase éclatante : “Vive Poincaré !”
“Lorsqu’on répéta que M. Poincaré ne parviendrait pas à former son cabinet, nous étions déjà nombreux à crier tout le monde à l’unisson : ‘À bas Poincaré !’”
Mais voilà : Poincaré y parvient, et la presse bourgeoise s’empresse d’applaudir. Alors le Canard s’incline, faussement : “Vive Poincaré !”, avant de décortiquer, ligne après ligne, la vacuité de ce retour.
Sous son apparente bonhomie, le texte est un acte d’accusation contre la politique de continuité. Bénard énumère les exploits du président du Conseil avec une ironie méthodique :
– “Il a fait la stabilisation, jamais.”
– “Il a raffermi les accords de Washington.”
– “Il a formé un cabinet avec les républicains-socialistes.”
– “Et il va faire une fin digne de sa carrière : il s’est nommé ministre des Finances.”
Chaque phrase est un coup de scalpel, révélant la dérision d’un système où l’autosatisfaction tient lieu de programme.
En vérité, Poincaré — au pouvoir depuis juillet 1926 — s’était donné pour mission de stabiliser le franc, miné par l’inflation et la spéculation. Sa “stabilisation Poincaré”, en 1928, ancre définitivement la monnaie française à un niveau solide, au prix d’une austérité qui favorise les rentiers et les milieux financiers. C’est ce “signe des banques et de la hausse” que Le Canard inscrit au fronton de sa une. Derrière la caricature, c’est toute la politique économique du Bloc national et de l’Union nationale qui est visée : un régime fait pour rassurer la Bourse, non pour réformer la société.
Le dessin de Guilac, en éventail au centre de la page, illustre ce jeu de chaises musicales. Autour du portrait compassé de Poincaré défilent les mêmes visages : Herriot, Painlevé, Tardieu, Maginot, Briand — les “cartes postales” d’une République épuisée, recyclées d’un cabinet à l’autre. Sous le titre “Souvenir de l’Armistice”, Guilac oppose 1918 à 1928 : dix ans plus tard, les survivants politiques de la Grande Guerre se partagent encore les maroquins, comme s’ils étaient propriétaires de la victoire.
La suite de la page enfonce le clou : le nouveau cabinet est décrit avec une sécheresse administrative (“Poincaré, président du Conseil et ministre des Finances”), tandis qu’une “injustice criante” salue ironiquement les mécontents exclus du partage ministériel. Même la rubrique “Conseil de cabinet” devient une scène de vaudeville politique : chacun se félicite d’avoir gardé son portefeuille, ce qui “suffit à garantir la stabilité.”
En filigrane, Le Canard dit tout haut ce que beaucoup pensent bas : la IIIᵉ République est devenue un système clos, conservateur, autoréférentiel, où les mêmes techniciens dirigent la France sans inspiration, et où la presse d’opinion s’endort dans la complaisance. En 1928, tandis que l’Europe bruisse de bouleversements — montée des dictatures, crise sociale latente —, Paris se félicite d’avoir “évité le pire”.
Sous sa une faussement joyeuse, Le Canard enchaîné trace donc un portrait inquiétant d’une République rassise : celle des banquiers, des experts, et des équilibres stériles. Bénard, lui, refuse de s’en contenter. Et sa formule, ironique et prophétique, résonne encore :
“Vive Poincaré !... puisqu’il paraît qu’on n’a rien de mieux.”





