Paru dans Le Canard enchaîné du 12 juin 1929, l’article « Le préfet de police et Mme Chiappe ont obtenu à Londres un énorme succès » illustre à merveille la manière dont le journal satirique savait transformer la chronique administrative en pamphlet comique. Sous des dehors anodins – un simple “voyage d’études” du préfet de police parisien à Londres – le texte se révèle une charge politique et sociale d’une précision redoutable.
Le préfet “vedette” du régime
Jean Chiappe, préfet de police depuis 1927, est une figure controversée de la Troisième République : autoritaire, nationaliste, proche de la droite et du monde des affaires, il symbolise la police de l’ordre moral et du maintien de la rue “propre”. Son passage à la préfecture marque une période de tension sociale et de répression systématique des grèves et des manifestations. Il inspire au Canard enchaîné une méfiance constante : incarnation de l’arbitraire policier, il devient l’un de ses personnages favoris.
En ce mois de juin 1929, Chiappe est en “voyage d’études” à Londres avec son épouse, censé observer les méthodes britanniques en matière d’ordre public. Le Canard saisit l’occasion pour en faire un chef-d’œuvre d’ironie journalistique, pastichant le ton grandiloquent des dépêches officielles :
“Les démonstrations de sympathie frénétique auxquelles ne cesse de se livrer la brigade des acclamations constituent un resserrement inextinguible des liens d’amitié entre les deux grandes démocraties européennes.”
Derrière cette fausse solennité, le journal ridiculise à la fois la diplomatie de pacotille et la fierté bureaucratique du préfet, ravi d’être traité en hôte d’honneur comme s’il représentait la France entière.
La farce de la répression civilisée
Sous prétexte d’échanges professionnels, Chiappe visite les services londoniens de la police et félicite les agents “des progrès réalisés”. Le Canard s’empresse de détourner la scène :
“On se croirait presque à Paris !”
L’ironie est mordante : Paris est alors réputé pour sa brutalité policière, et l’expression “presque” suffit à tout dire. Les dialogues rapportés amplifient la caricature :
“Vous nous flattez ! – Nous autres, nous ne sommes pas encore en République…”
Cette inversion cocasse, où les Anglais passent pour plus autoritaires que les Français, permet au Canard de retourner le compliment : en matière de surveillance et d’arrestations préventives, la France n’a rien à envier à la perfide Albion.
Le burlesque selon Guilac
Le dessin de Guilac, compagnon régulier de la rédaction, parachève la satire. Sous un bus londonien surchargé de slogans publicitaires (“Upper-Cut Tobacco”, “Shining Soap”), un Chiappe minuscule s’incline devant un policier géant coiffé du casque britannique. L’Angleterre y est caricaturée comme un monde policé jusqu’à l’absurde, miroir grotesque de la France sécuritaire. L’“étude de mœurs” se transforme en comédie diplomatique où les uniformes et les courbettes remplacent les idées.
Le Canard joue ici sur une double corde : moquer la vanité des voyages officiels et railler la fascination française pour les modèles étrangers, souvent invoqués pour justifier des pratiques répressives “modernisées”.
Satire d’un ordre européen
En toile de fond, 1929 est une année charnière : la prospérité apparente de la fin des années 1920 masque les fractures sociales, la montée des nationalismes et la militarisation des États. En ridiculisant Chiappe et ses “études”, Le Canard dénonce une Europe qui préfère échanger des techniques de maintien de l’ordre plutôt que des valeurs de liberté.
Sous sa légèreté, cet article en dit long : dans le Paris des années 1920, le pouvoir policier devient spectacle, et les journaux officiels jouent les relais de sa propagande. Le Canard enchaîné, lui, renverse le dispositif : il transforme le préfet en pantin et la police en numéro de cirque. Une leçon d’humour politique aussi efficace que n’importe quel “voyage d’études”.