Le 22 décembre 1926, à quelques jours des fêtes, Le Canard enchaîné livre à ses lecteurs une farce de fin d’année savoureuse : une mystification ministérielle dont furent victimes plusieurs grandes figures de la vie artistique et littéraire parisienne. L’article, non signé mais probablement rédigé par l’un des chroniqueurs satiriques attitrés du journal, s’intitule avec jubilation :
“D’éminents artistes et hommes de lettres victimes d’une farce de mauvais goût.”
Le récit est irrésistible. Un mystérieux coup de téléphone convoque, à la même heure, tout un groupe de notables au ministère de l’Instruction publique. Les appelés sont prestigieux : le comédien Silvain de la Comédie-Française, le peintre Van Dongen, l’humoriste Fursy, l’écrivain Clément Vautel, la danseuse Ida Rubinstein, ou encore Théodore Valensi et Régina Camier. On leur fait miroiter une “décoration” — “pour ce que vous savez”, leur dit la voix anonyme, ce qui achève de les convaincre qu’il s’agit d’une haute distinction.
La scène, racontée comme une pièce comique, se déroule dans l’antichambre du “ministre imaginaire”. Les artistes, vêtus de leur meilleur habit, patientent, échangent des mots pleins de fausse modestie, dissertent sur leurs mérites et leurs réseaux. “Moi, je connais un cousin du ministre”, assure l’un ; “je crois que celle-là ne vous la tire pas à 670 mille”, soupire un autre. L’attente devient un vaudeville : les nez s’allongent “comme dans les articles du Matin”, les rumeurs circulent, et le doute grandit… jusqu’à l’arrivée d’un chef de cabinet fictif qui met fin à l’illusion. Les victimes découvrent qu’elles ont été tout bonnement “foutues au pipeau”.
L’article prend soin d’absoudre les “farceurs” — dont Le Canard affirme ne pas vouloir connaître les noms — tout en ridiculisant les “personnalités arrivées” qui se sont prêtées, sans résistance, à cette comédie. Le journal se garde toutefois d’une moquerie trop cruelle : il y a dans le ton quelque chose de tendre et de lucide, une manière de dire que l’amour des décorations, même chez les plus grands, est un travers bien français. La chute est savoureuse : “Il y a des gens qui feraient mieux de rester chez eux que de téléphoner comme ça à des personnes honorables.”
Derrière la plaisanterie, c’est toute une satire du culte de la distinction sous la Troisième République qui se déploie. Dans ce Paris de 1926, encore secoué par la crise monétaire et l’instabilité ministérielle, les honneurs officiels demeurent la monnaie symbolique du prestige. Être “décoré” vaut plus que vendre ou écrire — et Le Canard s’en amuse avec sa verve habituelle.
L’illustration signée Guilac complète la scène avec humour : on y voit une brochette de célébrités assises dans la salle d’attente d’un ministre, leurs visages tirés et leurs chapeaux sur les genoux. Une caricature parfaite du microcosme parisien, suspendu entre l’orgueil et le ridicule.
Cette “farce de mauvais goût” est en réalité une perle de satire sociale. Le Canard enchaîné y rappelle que les vanités mondaines sont les plus sûres cibles du rire — et que la République des lettres, toujours prompte à se moquer du pouvoir, n’est pas la dernière à tomber dans le piège des honneurs qu’elle prétend mépriser.
Un pied-de-nez jubilatoire à l’esprit de sérieux, signé du plus irrévérencieux des journaux.