N° 352 du Canard Enchaîné – 28 Mars 1923
N° 352 du Canard Enchaîné – 28 Mars 1923
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28 mars 1923 : quand Pierre Bénard s’indigne du “nu au music-hall”
Le Canard enchaîné met à nu la pudibonderie patriotique
Sous le titre solennel « Une question de dignité nationale : le nu au music-hall », Pierre Bénard livre en mars 1923 l’une de ses premières chroniques satiriques. Faux ton moralisateur, vrai réquisitoire contre l’hypocrisie sociale : derrière la croisade pour la “moralité”, Le Canard dévoile les désirs et les contradictions d’une France qui, tout en se scandalisant du nu, en raffole déjà.
M. Maurice Barrès, Propos de chambre, dessins de Dukercy –
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En cette année 1923, la France sort à peine du chaos de la guerre et tente de retrouver un équilibre moral, économique et social. L’Occupation de la Ruhr, les tensions politiques et la lassitude d’après-guerre nourrissent un besoin d’ordre. Le pays se veut travailleur, républicain, patriote — mais aussi “vertueux”. Et voilà que le Canard enchaîné, toujours prompt à flairer la tartufferie, s’empare d’un nouveau scandale : celui du nu au music-hall.
L’article signé Pierre Bénard, publié le 28 mars 1923, s’ouvre sur un ton dramatique : « Il fallait que cela arrivât. La pornographie s’était installée en maîtresse au music-hall. » Tout y est — le pathos, la morale, le devoir civique — sauf la sincérité. Car Bénard, avec l’ironie douce-amère qui fera sa marque, mime le discours des “défenseurs de la dignité nationale” pour mieux le tourner en ridicule.
Le prétexte ? Des revues parisiennes un peu trop audacieuses, où quelques danseuses s’exposent plus qu’à l’accoutumée. L’affaire, bénigne, devient prétexte à une croisade pudibonde. Bénard en fait un morceau d’anthologie : il imagine des foules indignées se ruant “dans les établissements incriminés” pour vérifier par elles-mêmes l’étendue du scandale. Les files d’attente grossissent “jusqu’à 30 francs” le billet, et la morale semble faire salle comble.
Le caricatural “M. de Lamarzelle”, promoteur zélé du mouvement, confie sans rougir : « J’y vais tous les jours. Vous comprenez, on ne peut pas manquer ça ! Mon devoir m’y appelle. » En une phrase, tout le génie satirique du Canard est là : feindre le zèle républicain pour exposer la lubricité sous-jacente. Le défenseur de la vertu se révèle simple voyeur en mission patriotique.
La satire se double d’une parodie du style journalistique de l’époque. Les dépêches y prenaient volontiers des airs martiaux dès qu’il s’agissait d’ordre public. Bénard s’amuse donc à employer le vocabulaire des communiqués militaires : “les forces de la morale se sont ruées sur le champ de bataille”, “les abords immédiats sont inabordables”, “les bureaux supplémentaires ont dû être ouverts pour canaliser le flot des indignés”. Cette rhétorique d’état-major appliquée au cabaret donne tout son sel au texte : le combat pour la vertu devient une farce nationale.
En toile de fond, c’est une France de l’entre-deux qui se dessine : celle de la Troisième République fatiguée, encore engoncée dans ses principes, mais que les Années folles commencent à bousculer. Paris, capitale du spectacle, s’émancipe ; les mœurs évoluent, la danse, le jazz et les revues américaines font irruption dans la vie nocturne. Pour les moralistes, c’est une décadence ; pour Le Canard, c’est un formidable révélateur d’hypocrisie.
En clôturant son article, Bénard laisse la parole à “M. Dufresne”, directeur de music-hall, qui se plaint de la concurrence déloyale : « Pourquoi me faire des misères à moi quand on ne fait pas à mes collègues ? » — avant d’ajouter, l’air faussement offusqué : « Chez moi, ce n’est pas du nu, c’est du physique ! » La boucle est bouclée : tout le monde s’offense, personne ne se trompe sur les motifs.
Pierre Bénard, dans ce texte savoureusement grinçant, révèle déjà sa maîtrise du comique de situation sociale. Derrière le prétexte du “nu”, il peint une France tiraillée entre son goût pour la respectabilité et sa fascination pour le désir. Une satire vieille d’un siècle, mais qui conserve toute son actualité : chaque époque a ses scandales de peau et ses défenseurs de la pudeur — prompts, toujours, à acheter leur billet pour les voir de plus près.
Une question de dignité nationale, vraiment ? Oui — mais surtout de curiosité collective.





