Le 2 mai 1928, Le Canard enchaîné tire le bilan des élections législatives avec une ironie reconnaissante. Sous la plume de Pierre Bénard, le titre « Merci, mon Dieu, il nous en reste ! » sonne comme une prière de journaliste inquiet pour la survie du rire parlementaire. Car si la France de Raymond Poincaré vient de reconduire largement la majorité de l’Union nationale, la satire, elle, risque de manquer de grain à moudre. « Combien va-t-il rester de nos amis, de ceux avec qui on aime blaguer et rire un peu ? », s’interroge faussement le chroniqueur.
En 1924, rappelle-t-il, le suffrage universel avait déjà « enlevé » au Canard plusieurs de ses vieux complices — André Lefèvre, Arago, et d’autres figures truculentes des assemblées passées. En 1928, la fortune électorale leur rend quelques survivants : Painlevé, « passé et haut la main », le fidèle Tatton-Vassal, ou encore le général de Saint-Just, « représentant de la vieillesse française ». Ce petit monde forme une sorte de famille élargie, celle que le journal appelle affectueusement ses « copains », expression mi-tendre, mi-ironique, pour désigner les personnages pittoresques qui alimentent depuis des années les chroniques parlementaires du Canard.
Mais l’éloge tourne vite à la caricature. Chaque député réélu est décrit avec la verve d’un cabaretier : Tatton-Vassal, « brave cœur » qui oublie de régler les tournées ; Sabatier, « boucher de la rue de Suresnes », futur président du Comité des fêtes ; le général de Saint-Just, véritable mascotte du Canard. Même la victoire du Dr Camboulives, dans le Tarn, est saluée comme une divine surprise : « son nom nous a tout de suite séduits ». C’est un inventaire à la Prévert des élus tricolores, oscillant entre tendresse et moquerie, où la France politique ressemble à une salle de bistrot après le dépouillement.
En filigrane, Bénard dessine un paysage politique figé : la gauche du Cartel a reculé, la droite se regroupe, et l’électorat, rassuré par le franc fort de Poincaré, préfère la stabilité au changement. D’où cette ironie douce-amère : le Canard ne pleure pas tant la défaite des siens que l’appauvrissement du spectacle parlementaire. « Le suffrage universel nous a particulièrement gâtés », écrit Bénard, tout en sachant que les tribuns haut en couleur se font rares, remplacés par des techniciens du pouvoir et des visages ternes.
Le titre lui-même, « Merci, mon Dieu, il nous en reste ! », joue sur un double registre : la reconnaissance sincère d’avoir encore quelques bons clients à la Chambre… et la résignation devant une démocratie où l’humour se fait fonctionnaire. C’est la lucidité du Canard dans toute sa finesse : préférer rire du désastre que s’en désoler.
Ainsi, au lendemain de la victoire de Poincaré et de son Bloc national, le journal troque le désenchantement pour la satire. En 1928, il ne reste peut-être que peu de cause à défendre, mais il reste — Dieu merci — quelques députés à railler. Et tant que la politique fera rire, le Canard aura encore matière à voler de ses propres ailes.