Le 31 juillet 1929, Le Canard enchaîné salue à sa manière la formation du onzième gouvernement Briand — un “ministère de demi-saison”, comme le baptise malicieusement Pierre Bénard en première page.
L’éditorial, accompagné d’un dessin de Guilac montrant les ministres en revue, jambes en l’air comme les Ministr’s Brothers d’un cabaret américain, résume en une image et quelques paragraphes tout le scepticisme du Canard face à une Troisième République épuisée par la routine parlementaire.
La République du recommencement
“Nous avons crié sans cesse depuis trois ans : Vive Poincaré ! Nous sommes prêts aujourd’hui à crier : Vive Briand !”
Dès la première ligne, Bénard installe le ton : celui d’un sarcasme las, familier du Canard d’après-guerre. La chute de Poincaré pour raisons de santé, le retour de Briand — encore lui, après neuf gouvernements en dix ans — et la promesse d’une “ère de détente” composent une comédie que les lecteurs connaissent par cœur.
La formule de Bénard, “un ministère de demi-saison”, dit tout : un gouvernement transitoire, ni chaud ni froid, bricolé entre deux crises politiques. À peine né, il est déjà promis à l’usure.
L’éternel retour d’Aristide Briand
À cette date, Aristide Briand (1862-1932) est une figure paradoxale : admiré pour son pacifisme international (le Pacte Briand-Kellogg interdisant la guerre a été signé un an plus tôt), mais contesté à l’intérieur pour son opportunisme et sa capacité à ménager tout le monde.
Bénard, avec la verve d’un chroniqueur de boulevard, tourne en dérision ce jeu d’équilibriste :
“En vrai, M. Briand ne s’est pas donné beaucoup de mal pour le constituer. Il s’est contenté de reprendre les mêmes et d’essayer de recommencer.”
La phrase, d’une ironie glaciale, s’inscrit dans une tradition canardière déjà ancienne : celle du “recyclage ministériel” comme spectacle de la médiocrité parlementaire.
“Sortie des Ministr’s Brothers” : la satire par le dessin
Le dessin de Guilac, en tête de page, illustre à merveille cet esprit. On y voit les membres du cabinet — sabots de fonctionnaires et sourires compassés — exécutant une chorégraphie sous la baguette de Poincaré. Le même dessin, en bas de page "...Et on recommence" où les mêmes ministres dansent sous la baguette de Briand.
L’art de Guilac, tout en lignes vives et caricatures rondes, donne à cette scène un rythme visuel de music-hall : le théâtre du pouvoir devient revue comique.
Une “détente” politique introuvable
Bénard ne se contente pas de moquer les têtes : il ridiculise aussi la rhétorique du “redressement national”. Le “ministère de la détente et de la paix” est, selon lui, une illusion de plus.
“Les hommes de gauche n’ont pu entrer dans l’équipe qu’à titre décoratif ; quant aux hommes de droite, ils ne pourront être écartés qu’en cas de renversement.”
Le ton est faussement clinique : sous le diagnostic, une critique féroce du centrisme épuisé qui domine la vie politique française de 1929. Derrière la façade de stabilité, Le Canard décèle l’immobilisme d’une République en fin de cycle, déjà incapable de sentir le vent tourner.
1929 : l’année où tout vacille
Ce numéro de juillet 1929 paraît quelques mois avant le krach de Wall Street. À Paris, l’opinion se berce d’une illusion de prospérité, entretenue par les discours de Poincaré puis de Briand sur la “stabilisation” et la “paix économique”.
Mais Le Canard enchaîné sent, avant tout le monde, que cette prospérité n’est qu’un décor. Derrière la revue ministérielle, c’est déjà l’économie et la démocratie qui dansent sur un volcan.
Une leçon d’humour politique
Dans ce “ministère de demi-saison”, Bénard et Guilac ne fustigent pas seulement Briand : ils visent le système tout entier, cette machine parlementaire où les mêmes visages repassent, interchangeables, d’un gouvernement à l’autre.
À la manière du théâtre de Labiche, Le Canard transforme la routine politique en comédie humaine : un éternel retour du même, où la France change de chef sans jamais changer de refrain.
Sous la baguette de Guilac, les ministres de Briand dansent la marche du surplace. Le Canard, lui, joue la musique du désenchantement.