L’été 1929 s’ouvre sur un air de satisfaction officielle. Le franc de Poincaré est “sauvé”, la dette interalliée enfin “ratifiée”, et le préfet Jean Chiappe, incarnation du nouvel ordre moral, fait de la capitale un modèle de discipline. C’est dans ce climat d’autocélébration que Le Canard enchaîné, dans son édition du 7 août 1929, publie en une « Les fêtes en l’honneur des Deux Mille se sont déroulées avec éclat ».
Sous la plume de Pierre Bénard, l’article tourne en ridicule le faste de la réception organisée au Grand Palais en hommage aux 2 000 agents de la Préfecture de police.
Le triomphe de l’ordre
Le récit adopte d’abord le ton d’un communiqué triomphal :
“Une brillante cérémonie organisée au Grand Palais leur a démontré que le rêve de M. Chiappe était maintenant une vivante réalité.”
Mais très vite, le lecteur comprend que cette “réalité” est celle d’une ville policée à l’excès, vidée de sa diversité et de son bouillonnement.
Bénard, avec son humour pince-sans-rire, décrit Paris “ville jadis trop cosmopolite, trop clinquante et trop chahuteuse”, devenue “véritable ville de bourgeoisie”.
En quelques lignes, tout est dit : le Paris frondeur, populaire et bigarré des années folles s’efface devant un Paris quadrillé par les uniformes.
Le banquet de la satire
Le cœur du texte repose sur la description du banquet. Guilac en offre une caricature magistrale : une marée de képis et de bedaines, un préfet hilare, et Tardieu qui lève son verre comme s’il venait de sauver la civilisation.
Bénard pousse l’ironie jusqu’à la parodie liturgique :
“Melon, poulet de la grande maison, tartes commandées dans la rue. Tout le monde fit honneur à ce repas.”
Sous ce ton léger, on devine une critique sociale : ce festin public financé par l’État symbolise la collusion entre pouvoir et police, célébrant leur propre efficacité dans la répression des grèves, des meetings ou des cortèges ouvriers.
Chiappe, en 1929, est déjà un personnage controversé. Préfet de police depuis 1927, il a restauré l’autorité après les émeutes et s’est fait l’homme fort de la “France tranquille”. Le Canard le caricature ici en “grand prêtre” de la sécurité, figure d’un ordre qui se veut rassurant mais vire à la domination policière.
“C’est Paris… vos képis et vos libertés”
L’un des passages les plus savoureux survient lors du discours du préfet :
“Lorsque dans les rues on voit passer votre fine et coquette silhouette, tout le monde s’écrie : Ça c’est Paris… vos képis et vos libertés !”
Bénard cite et sabre à la fois. Ce mot d’esprit, censé flatter les agents, révèle surtout l’ironie du moment : la liberté a désormais pour symbole le képi, l’ordre se déguise en élégance parisienne.
En bon satiriste, Bénard laisse ses personnages s’enfoncer dans leur propre ridicule : M. Tardieu, président du Conseil, y improvise une allocution “spirituelle”, Chiappe se félicite de son “œuvre” — et tous trinquent, béats, à la “sécurité publique”.
La police au théâtre de la République
L’article culmine avec cette conclusion : une délégation d’agents reçue “à l’Académie”, tandis qu’on annonce que “Jean Chiappe recevra cette année le prix Nobel pour les gardiens de la paix.”
C’est le Canard à son meilleur : le faux sérieux du reportage cache une charge féroce. La République, devenue bureaucratique et policière, s’auto-félicite comme un cabaret où l’on chante l’ordre à table.
Un Paris sous surveillance
À la veille du krach de 1929, ce banquet apparaît comme une allégorie du déni : les élites s’auto-congratulent pendant que grondent les tensions sociales et économiques.
Pour Le Canard enchaîné, la “fête des Deux Mille” n’est pas seulement une blague : c’est le symbole d’un pays satisfait de son calme apparent, inconscient de la crise à venir.
Guilac, en représentant cette armée de képis la mine réjouie, compose un tableau d’une actualité durable : la société du contrôle célébrant sa propre stabilité.
Sous les lustres du Grand Palais, Bénard et Guilac dressent le portrait d’un Paris repu et surveillé — une capitale où la fête de l’ordre tient lieu de liberté.