N° 769 du Canard Enchaîné – 25 Mars 1931
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25 mars 1931 — Charlot chez les diplomates : le pauvre entre au Quai d’Orsay
Pierre Scize fait s’asseoir Chaplin à la table d’Aristide Briand
À l’heure où la France s’extasie devant Chaplin décoré par Briand, Le Canard enchaîné inverse la scène : sous la plume de Pierre Scize, c’est le vagabond Charlot — et non le producteur prospère — qui franchit les portes du Quai d’Orsay. Derrière le rire, une leçon : même en smoking, le pauvre reste le miroir de la misère du monde.
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Charlie Chaplin déjeune avec Aristide Briand
Dans son article du 25 mars 1931, intitulé « Charlie Chaplin déjeune avec Aristide Briand », Pierre Scize livre une pièce d’anthologie du Canard enchaîné : un texte à la fois poétique, caustique et d’une profondeur politique inattendue. Sous le prétexte léger d’un déjeuner entre le ministre des Affaires étrangères français et la star mondiale du cinéma muet, il brosse une fable sur la rencontre du pouvoir et de la misère — du diplomate repu et du vagabond éternel.
En mars 1931, Charlie Chaplin est en Europe pour la promotion de City Lights (Les Lumières de la ville), chef-d’œuvre sorti l’année précédente. La France l’accueille en triomphe : réceptions mondaines, tapis rouges, journalistes émerveillés. Aristide Briand, alors auréolé de son Pacte de Locarno et du prix Nobel de la paix (1926), incarne de son côté la diplomatie triomphante, le grand artisan d’une paix fragile au cœur de l’entre-deux-guerres. L’image de ces deux figures réunies — le vagabond du peuple et le diplomate des salons — a tout pour séduire la presse officielle. Mais pas Le Canard.
Scize détourne la scène en un conte satirique. Le dessin de Guilac, en une, montre Chaplin exécutant “la danse des petits pains” sous le regard compassé de Briand, caricature d’un diplomate engoncé dans ses certitudes. Le texte, lui, déploie une ironie à double fond : derrière les sourires et les rubans de la Légion d’honneur, c’est tout un contraste de classes que Scize met en lumière. “Ce n’est pas Charlot, notre petit frère grotesque qu’on décore”, écrit-il, “mais M. Chaplin, producteur de cinéma”, autrement dit l’homme d’affaires respecté, l’industriel prospère — celui qui, ironiquement, ne ressemble plus au pauvre hère qu’il incarne à l’écran.
Mais à mesure que l’article avance, le ton se charge d’une gravité poétique. Sous la fantaisie, Scize peint une scène quasi biblique : dans le “temple des gens qui réussissent”, le Quai d’Orsay, entre “Celui-qui-ne-réussira-jamais” — le Pauvre, le vagabond, l’exclu. Derrière la figure de Chaplin, c’est la misère du monde moderne qui fait irruption dans les dorures de la diplomatie. L’auteur rappelle les fantômes qui hantent ces salons : tsars déchus, nécromants, marchands de canons, ministres complices de la boucherie de 1914. Et voici que Charlot, “délégué des gens qui ont faim et qui couchent à la belle étoile”, traverse ce décor en ruines morales comme un reproche silencieux.
La chute, superbe, renverse la farce en parabole :
“Avec votre hôte, c’est la misère qui entre au Quai d’Orsay.”
Et Scize d’interpeller Briand : êtes-vous sûr, lui demande-t-il, que Charlot ne va pas, “dans vos plats, tremper sa godasse éculée et baillante dont il suçait les clous dans La Ruée vers l’or” ?
Le contraste entre le luxe diplomatique et la détresse du vagabond devient un symbole politique. Dans une France où la crise mondiale commence à frapper, le Canard rappelle que sous les ors de la République, le peuple, lui, a faim.
Avec ce texte, Scize signe l’un de ses morceaux les plus inspirés : une satire où la drôlerie n’annule pas l’émotion, et où le rire sert de passeport à la compassion. Charlot, messager involontaire des humbles, met en scène ce que Briand, malgré toute sa bonne volonté, ne peut que masquer : la fracture entre le faste du pouvoir et la misère des vivants.





