Une vie entière consacrée au journalisme
Ernest Raynaud, plus connu sous le pseudonyme de R. Tréno, voit le jour à Vias (Hérault) le 9 février 1902. Très tôt engagé, il devient en 1918 secrétaire des Jeunesses socialistes du VIᵉ arrondissement à Lyon et commence à publier dans L’Avenir social, organe de sa section.
Un de ses articles, rédigé alors qu’il effectue son service militaire à Besançon, lui vaut un passage devant le conseil de guerre : il est envoyé en régiment disciplinaire à Auch, où il obtient finalement « une paix royale ».
En 1923, sur un coup de téléphone d’un ami, il monte à Paris. Pour éviter toute confusion avec un homonyme journaliste, il adopte le pseudonyme de R. Tréno. Il devient secrétaire de rédaction de l’Avant-Garde, journal des Jeunesses communistes. L’année suivante, il entre à L’Humanité, où il rencontre Jules Rivet. Mais ses idées sont jugées trop peu orthodoxes et il quitte rapidement le quotidien.
En 1924, Rivet le fait entrer au Canard enchaîné comme correcteur ; ses premiers articles, signés R. Tréno, paraissent en 1932. Dans ces années-là, il enchaîne également d’autres collaborations : secrétaire de rédaction du Quotidien de Dumay (1934), du Petit Journal (qu’il quitte lorsque le titre passe entre les mains du colonel de La Rocque), puis de Messidor, et chroniqueur à L’Œuvre.
Mobilisé dans le génie en 1939, il est fait prisonnier en 1940 par les Allemands et détenu à Meaux. Après deux tentatives d’évasion, il réussit à filer et rejoint sa femme et sa fille à Paris. De début 1941 à la Libération, il est à Lyon. Il collabore au Journal et à l’hebdomadaire humoristique Guignol, en écrivant des articles multipliant les allusions irrévérencieuses à l’encontre de l’occupant allemand. Il a aussi des contacts avec les résistants de Lyon, et en particulier Georges Altman, un des dirigeants de Franc-Tireur.
De retour du maquis de l’Ardèche, il est inquiété par les Allemands et arrêté en août 1944, puis libéré. Il revient en septembre 1944 à Paris et reprend ses articles dans le Canard enchaîné. À la Libération, avec Altman, Péju et Georges-Eugène Vallois, il fonde le quotidien Franc-Tireur, dont il devient co-rédacteur en chef.
À la mort de Pierre Bénard, en 1946, Tréno prend la rédaction en chef du Canard enchaîné, où il n’a jamais cessé d’écrire. Il en devient directeur à la disparition de Jeanne Maréchal en 1967.
Un chef pudique et chaleureux
Personnage secret et pudique, Tréno parlait peu de lui. Il avait horreur des éloges et détestait qu’on le mette en avant. Sa santé, déjà fragilisée, l’avait conduit à s’installer à Nice, mais il ne tenait pas en place : toujours en mouvement, de Genève à Grenoble, de Collioure à Paris, il passait souvent voir ses amis du Canard. Chaque mois ou presque, il surgissait à la rédaction, apportant avec lui un tourbillon d’idées, de projets et une énergie communicative.
Il cultivait le culte de l’art délicat de l’amitié, mêlant pudeur et fidélité. Aux déjeuners du vendredi, sa présence était synonyme de bonheur partagé. Journaliste dans l’âme, il connaissait tous les rouages du métier et défendait avec vigueur la liberté de la presse et les droits des lecteurs.
Jusqu’au bout du papier
Son dernier texte, remis à l’imprimerie quinze jours avant sa mort, portait un mot ironique et tendre : « Ouvre-les bien pour le lire… surtout la chute ! ». Affaibli, il plaisantait encore avec son épouse Jane : « Si je ne peux plus faire mon papier pour le Canard, alors qu’est-ce que je fais ici ? ».
R. Tréno s’est éteint le 31 décembre 1969, à soixante-huit ans, « mort sur la brèche ». Ses obsèques à Bagneux rassemblèrent amis, compagnons de route, lecteurs et proches. Tous saluèrent l’homme de conviction, le patron attentif, le journaliste rigoureux qui avait su préserver, contre vents et marées, l’indépendance et la propreté du Canard.
Héritage
Sous sa direction, le journal connut un développement considérable, atteignant plus de 400 000 exemplaires. Il sut le maintenir fidèle à son esprit : irrévérencieux mais honnête, populaire mais exigeant, drôle mais sérieux quand il le fallait. Ceux qui l’ont connu retiennent son mélange rare de fermeté et de chaleur, d’intransigeance professionnelle et de générosité humaine.
Aujourd’hui encore, R. Tréno reste l’une des grandes figures du Canard enchaîné, incarnation d’un journalisme libre, sans complaisance et profondément attaché à ses lecteurs.
Source : Édition du Canard enchaîné du 7 janvier 1970