Quand Pierre Scize et Pierre Bénard tournent en dérision le “mur de la paix”
Le 22 octobre 1930, Le Canard enchaîné publie un double coup de bec resté exemplaire : à la une, Pierre Scize signe « Stéphane Lauzanne sauve la France », une charge corrosive contre les panégyriques du journaliste du Matin, chantre exalté de la Ligne Maginot. En page 2, Pierre Bénard enfonce le clou avec « Ah ! oui, la France est bien défendue ! », pastiche délirant des reportages triomphants vantant les abris bétonnés où nos soldats pourraient, paraît-il, attendre la fin de la guerre “en toute tranquillité”.
Ces deux textes, parus il y a 95 ans jour pour jour, forment un diptyque satirique d’une clairvoyance saisissante. Bien avant 1940, le Canard y pressent l’illusion tragique d’un pays qui croit pouvoir conjurer la guerre par le confort, l’immobilité et le béton.
Un contexte de fièvre défensive
En 1930, la France se vit en forteresse. Traumatisée par la Grande Guerre et inquiète du réveil allemand, elle investit des milliards dans une ligne continue d’ouvrages fortifiés le long des frontières de l’Est. Le ministre de la Guerre, André Maginot, en a fait une priorité nationale.
La presse s’enflamme : Le Matin, Le Petit Journal ou Le Temps rivalisent de reportages dithyrambiques. On parle de “chaîne de sécurité”, de “mur de paix”, d’un système “inviolable” qui mettrait l’Hexagone à l’abri de toute surprise.
Le public, épuisé par une décennie d’efforts et d’inflation, veut y croire : on ne prépare plus la guerre, on prépare la quiétude.
Mais au Canard enchaîné, l’ironie veille. Derrière les communiqués officiels, le journal satirique décèle un parfum de propagande et une complaisance nouvelle : celle d’un patriotisme confortablement installé dans ses certitudes.
Pierre Scize, chirurgien du ridicule
Sous sa plume, Pierre Scize fait de Stéphane Lauzanne le prototype du journaliste nationaliste reconverti en promoteur d’abris bétonnés. Rédacteur en chef du Matin, Lauzanne avait consacré toute une série d’articles à la Ligne Maginot, qu’il décrivait avec des trémolos d’enthousiasme : “Minimum de danger, maximum de bien-être”, affirmait-il en citant le maréchal Pétain.
Scize s’en empare et transforme cette devise en refrain comique :
“Tout, je vous dis, tout ! L’eau, l’électricité… Vous verrez qu’on vous donnera jusqu’aux gaz !”
Son article déroule une parodie d’“enquête patriotique”, où l’armée française devient un syndicat du tourisme souterrain. On y construit des “casemates luxueuses”, on y installe “des latrines, de la lumière électrique, des lits de camp” ; le soldat y est désormais un pensionnaire d’hôtel. “Il faudra les en déloger avec une fourchette à escargots !”, raille-t-il.
Le style de Scize, plein de jeux de mots et de contradictions jubilatoires, met à nu l’absurdité d’un discours qui confond sécurité et mollesse. Loin de garantir la victoire, cette “ligne de bien-être” annonce la résignation : la France se prépare non à combattre, mais à attendre.
Une guerre vue comme un séjour thermal
Ce qui amuse et inquiète à la fois, c’est la vision quasi bourgeoise du conflit que dépeint Le Matin — et que Scize met en pièces. Le soldat du futur sera un sybarite : il aura du chauffage, de la lumière et même un téléphone. Il ne manquera “ni d’eau ni d’électricité”, et “tout ce qu’on peut donner à douze hommes enfermés dans une boîte de dix mètres, on le leur donnera”.
Sous le vernis de l’humour, Scize saisit quelque chose d’essentiel : la militarisation de la tranquillité. La France des années trente ne rêve plus de gloire, mais de stabilité. La fortification devient une assurance-vie nationale, la guerre une hypothèse qu’on veut conjurer par le confort.
En moquant ce “pacifisme en béton armé”, Scize n’attaque pas seulement la presse belliciste, mais le renoncement collectif à penser le risque autrement que sous forme d’ingénierie.
Pierre Bénard, l’écho burlesque
En page suivante, Pierre Bénard prolonge la charge. Son article, intitulé « Ah ! oui, la France est bien défendue ! », adopte le ton d’un faux reportage, comme s’il accompagnait Lauzanne dans ses visites d’inspection. Mais ici, la caricature vire à l’absurde :
des “bureaux de renseignements” seront installés dans les tranchées “pour fournir aux soldats l’itinéraire le plus agréable pour franchir les barbelés”,
les dépôts Nicolas (chaîne de cavistes bien connue) tiendront boutique “dans toutes les tranchées”,
et chaque poilu, muni d’un “compteur individuel”, pourra “présenter la note du gaz reçu à l’Allemagne à la fin de la guerre”.
La folie bureaucratique devient un gag à tiroirs. Tout est prévu, calculé, organisé… sauf la guerre elle-même. Et Bénard de conclure, dans un rire qui serre la gorge :
“Dans les tranchées, de place en place, seront installés des postes de T.S.F. Et les jours d’attaque, on pourra entendre une voix mâle, mais un peu nasillarde, clamer : ‘Allo… Ici Jacques Picard… Debout, les morts !’”
Le gag macabre — “Debout, les morts !” — résonne comme un rappel du passé récent. Le Canard sait que la paix armée n’est qu’une paix suspendue, et que sous la surface des fortifications sommeille encore le carnage de 1914.
La Ligne Maginot : forteresse ou cercueil ?
En 1930, la Ligne Maginot n’est pas encore achevée. Elle suscite fierté et scepticisme à la fois. Les militaires la présentent comme un chef-d’œuvre technique ; les pacifistes, comme un mal nécessaire ; le Canard, lui, comme une illusion mortelle.
Scize et Bénard pressentent ce que l’Histoire confirmera dix ans plus tard : que la France, sûre de son mur, cessera de penser la guerre autrement qu’en termes de défense.
Ce qui se voulait une garantie deviendra une entrave. La fortification du territoire s’accompagne de la fortification des esprits.
Le 22 octobre 1930, dans le rire du Canard enchaîné, on entend déjà le craquement du béton. L’humour de Scize et Bénard, sous ses airs de fantaisie antimilitariste, dit l’essentiel : « une nation qui se barricade pour ne plus avoir peur finit par s’enfermer elle-même ».
Une leçon de lucidité, 95 ans plus tard
Quatre-vingt-quinze ans après sa publication, cet échange entre Pierre Scize et Pierre Bénard garde une fraîcheur redoutable.
Il ne s’agit pas seulement d’un épisode d’humour de presse, mais d’une mise en garde intemporelle : chaque époque a sa Ligne Maginot, son illusion technique, sa croyance qu’on peut se protéger du réel.
À travers le ton gouailleur, le Canard enchaîné de 1930 rappelle qu’aucune forteresse, si ingénieuse soit-elle, ne protège de la bêtise satisfaite ni du sommeil des consciences.
“Debout, les morts !”
Cette phrase, que Bénard glisse à la fin de son texte, sonne comme une épitaphe et une alarme.
En 1930, elle fait rire jaune. En 1940, elle prendra tout son sens.
Le Canard avait vu juste : « la Ligne Maginot n’était pas un mur, mais un cercueil climatisé. »
Sources : Le Canard enchaîné, 22 octobre 1930, articles de Pierre Scize et Pierre Bénard. *Illustration de Guilac.
Texte pour Couac! Fumet de Canard, 22 octobre 2025.





