Expédition de votre Canard enchainé

EXPEDITION SOUS 24H

Envoi soigné de votre Canard enchainé

ENVOI SOIGNÉ

Paiement sécurisé pour l'achat de votre Canard enchainé

PAIEMENTS SÉCURISÉS

Livraison offerte de votre Canard enchainé à partir de 15€ de commande

LIVRAISON OFFERTE À PARTIR DE 15€

Paiement sécurisé pour l'achat de votre Canard enchainé

PAIEMENTS SÉCURISÉS

La Mare aux Canards

Quand le Canard transforme le krach Oustric en fable financière
19 novembre 1930

Raoul Péret, la laitière et le Secours-Frick

Le 19 novembre 1930, la France sort à peine de la sidération provoquée par le krach Oustric. La banque de l’élégant homme d’affaires Albert Oustric s’est effondrée, engloutissant l’épargne de milliers de petits porteurs… et éclaboussant jusqu’au garde des Sceaux Raoul Péret, accusé d’avoir un peu trop frayé avec le financier.

Dans ce numéro du Canard enchaîné, tout – ou presque – tourne autour de cette affaire. On y croise un ministre en habit de laitière, un Premier ministre qui garde « toute sa bonne humeur », des avertisseurs de rue pour banquiers en détresse et un quatrain vengeur :

« Si pour les créanciers d’Oustric
Monsieur Raoul Péret
Avait du fric
Raoul paierait. »

C’est une leçon de satire en continu, déclinée en article, billets, fable dessinée et poésie de comptoir.

Secours-Frick : les bornes d’alarme des banquiers

Tout commence par un long article de Pierre Bénard :
« Le gouvernement fait installer dans Paris des avertisseurs : Secours-Frick ».
Sous-titre : « Une heureuse innovation de M. Paul Reynaud ». On se doute que c’est à prendre avec des pincettes.

Bénard part d’un vrai dispositif lancé par le ministre des Finances Paul Reynaud : dans le Paris de la crise, on vient d’installer des bornes pour faciliter l’accès au crédit d’urgence… mais le Canard s’empresse de pousser l’idée jusqu’au délire.

À en croire l’article, la capitale se couvre de boîtes miraculeuses baptisées Secours-Frick – le jeu de mots entre « secours rapide » et « fric » saute aux yeux. Bénard explique très sérieusement qu’il s’agit d’aider les « épargnants » malmenés par les faillites récentes. Tout Paris, promet-il, pourra « se mettre rapidement sous la protection de l’autorité » en cassant la glace d’un avertisseur.

La démonstration continue « à la banque Adam », où le directeur reçoit le journaliste très dignement. On lui explique que l’appareil est « d’un maniement très facile » :

« Quand un financier, un commerçant ou même un simple particulier est en difficulté pour effectuer un paiement, il n’a qu’à se rendre jusqu’au plus proche avertisseur… Là, il casse la glace d’un coup sec, puis, à haute et intelligible voix, n’a qu’à dire son nom et indiquer la somme dont il a besoin. Inutile de répéter. Aussitôt une auto de la Banque de France arrive avec l’argent nécessaire. »

On croirait une publicité pour le distributeur automatique de billets, version 1930. Sauf qu’ici, le gag consiste à faire comme si la Banque de France n’était qu’un taxi à cash pour banquiers malheureux.

Maurice Chevalier, client du Secours-Frick

Bénard s’amuse à tester le système. Place du Châtelet, raconte-t-il, il voit descendre d’un taxi Maurice Chevalier, qui siffle Valentine en rejoignant nonchalamment un avertisseur. Quelques secondes plus tard, une voiture « dont la trompe rappelait celle des pompiers » arrive, non pas pour éteindre un incendie mais pour payer le chauffeur de taxi à la place de l’artiste.

Chevalier, « fidèle à sa simplicité coutumière », remercie en serrant la main de l’employé de banque. On imagine la scène : l’argent public au service des vedettes, comme si de rien n’était.

Le trait se fait plus acide quand Bénard évoque les futurs bénéficiaires du système : M. Adam, M. Oustric, et, « naturellement », après consultation, « tout à fait désintéressée, de M. Raoul Péret ». C’est déjà le procès politique : les mêmes noms reviennent, de la chambre des députés aux conseils d’administration.

Un « regrettable abus » : le pauvre devant la borne

La seconde partie de l’article, en page intérieure, pousse la logique jusqu’au scandale. Bénard imagine un « regrettable abus » du Secours-Frick.

Sur le pont de la Tournelle, un individu « d’assez mauvaise mine », hésitant à se jeter à l’eau, finit par briser la glace d’un avertisseur. Une voiture arrive aussitôt. Mais lorsque l’employé de la Banque de France apprend que l’homme couche « sous les ponts » depuis huit jours, il recule d’un pas et appelle un agent.

L’échange tourne au dialogue de sourds :

— « Vous avez laissé une note impayée à l’hôtel ? »
— « Non, monsieur l’agent, voilà huit jours que je couche sous les ponts. »
— « Alors, vous avez commis des carambouillages ? »
— « Faites excuse. Des carambo… quoi ? »
— « Enfin, vous avez détroussé la petite épargne ? »
— « Oh ! jamais ! »

L’employé de la Banque intervient, écarlate :

« Vous n’avez rien fait de tout cela et vous vous permettez de me déranger ? »

Le verdict tombe : « C’est un dangereux individu, conclut l’agent, je vais l’emmener au poste. »

Bénard commente qu’aux dernières nouvelles, ce malheureux sera traduit en justice « pour avoir sans raison fait usage de l’appel Frick-Secours ». Et d’ajouter, feignant la gravité : il faut souhaiter, « pour la moralité publique », qu’il soit sévèrement condamné.

Tout est dit : le Secours-Frick n’est pas fait pour les miséreux mais pour les faux naufragés de la haute finance. Le Canard vient de résumer la crise : quand l’argent brûle, on secourt les banques, pas les victimes.

Péret en laitière : la fable de Guilac

En une, Guilac signe une vignette « à la manière de La Fontaine ». On y voit Raoul Péret, tête rasée et jupe de servante, figé devant un pot brisé sur lequel on lit « Oustric ». Le panneau « Palais de l’Élysée » indique la direction qu’il n’atteindra jamais. L’image est légendée : « Péret et le pot aux roses ».

Sous le dessin, un billet intitulé « Aux suivants de ces messieurs » enfonce le clou. Le président du Conseil André Tardieu vient d’annoncer à la Chambre la « parfaite innocence » de son garde des Sceaux dans l’affaire Oustric, puis de le pousser aussitôt à la démission. Le Canard applaudit ironiquement et propose de ne pas s’arrêter en si bon chemin.

On suggère déjà d’interpeller, « vendredi », sur les scandales de l’aviation, ce qui permettrait à Laurent-Eynac de quitter à son tour le gouvernement, puis de se pencher sur les phosphates, occasion rêvée de voir partir Fernand David, avant de rendre à M. Chéron le portefeuille de l’Agriculture. La valse des ministres est présentée comme un jeu de massacre presque mécanique, préfiguration des grandes crises parlementaires des années 1930.

« Soyons gais » : Tardieu a le sourire, ce n’est pas son argent

En page 2, la Mare aux Canards poursuit le démontage. Un billet titré « Soyons gais » raconte qu’à la fin de son discours sur les affaires Oustric et Adam, André Tardieu a tenu à préciser qu’il gardait « toute sa bonne humeur ». Certains députés ont trouvé le trait un peu fort, note le journal, avant de poser la question :

« On se demande vraiment pourquoi. Car enfin, M. André Tardieu, dans toutes ces histoires, a au moins une raison, et une bonne, de prendre les choses du bon côté : c’est qu’après tout, ce n’est pas son pognon qui a été fauché, mais le pognon des autres. Alors ? »

Une phrase suffit : l’affaire n’est pas seulement financière, elle est morale. Si Tardieu peut plaisanter, c’est que les pertes ne concernent que les petits épargnants.

Le billet suivant, « Encore des bruits », insiste sur les rumeurs persistantes : on chuchote que Raoul Péret aurait continué, même ministre, à toucher des honoraires du groupe Oustric, rumeur que sa démission vient utilement faire « disparaître ». Le Canard fait mine de s’en réjouir, tout en soulignant que les responsables politiques, Tardieu et Camille Chautemps, ont longtemps « couvert » leur ministre.

Une hypothèse en quatre vers

En page 3, la charge se condense en un quatrain malicieusement intitulé « Hypothèse » :

« Si pour les créanciers d’Oustric
Monsieur Raoul Péret
Avait du fric
Raoul paierait. »

C’est bref, cruel et parfaitement clair. En quatre lignes, le Canard renverse la défense de Péret – qui plaide la bonne foi – en formule de café du commerce : s’il avait de l’argent, il dédommagerait les victimes ; puisqu’il ne paie pas, c’est bien que la solidarité s’arrête où commence le portefeuille.

Un numéro entier tourné vers le même coup de griffe

Ce 19 novembre 1930, le Canard enchaîné ne se contente pas d’un article sur le krach Oustric : il orchestre un numéro-dossier, où chaque forme – reportage fictif, fable dessinée, billet de la Mare, poème – pointe la même chose : la proximité entre pouvoir politique et grandes affaires, l’indulgence envers les banquiers, l’indifférence envers les ruinés.

À travers le Secours-Frick, l’hebdo se moque d’un État prompt à voler au secours du capital. Avec la laitière de Guilac, il transforme Raoul Péret en héroïne de La Fontaine, le pot Oustric en pot aux roses éclaté au grand jour. Les billets rappellent que, pendant que l’on ménage les « grands serviteurs », les petites gens, elles, n’ont droit ni au fric, ni au secours.

Quatre-vingt-quinze ans plus tard, ces pages gardent une singulière résonance. Et l’on se dit qu’au fond, le Secours-Frick n’a jamais vraiment disparu : il a simplement changé de costume.

 


Source : Le Canard enchaîné, 19 novembre 1930
* Illustration : Guilac, p. 1, Le Canard enchaîné, 19 novembre 1930