N° 437 du Canard Enchaîné – 12 Novembre 1924
N° 437 du Canard Enchaîné – 12 Novembre 1924
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Opinions : la bonne méthode, par Jules Rivet – Un incident diplomatique aplani : reçu par Mr Herriot, Monseigneur Ceretti se déclare satisfait – Le triomphe de la vieille guetté française, La Ligue nationale est enfin constituée : De précieuses adhésions parviennent de toutes parts, l’enthousiasme au cirque Medrano – Causerie hyper cosmique : Phénomènes aquatiques – Arrestation à la frontière franco-espagnole – C’est bien un fou qui a pénétré la chambre – Le tortil de monsieur Millerand – Des bienfaits de la chaussure populaire – Pierre Bénard adhère à la Ligue nationale : Une curieuse initiation – Police et TSF – lors de circuler : Le voyage de Mr Morain a Londres – Le préfet de police étudie sur place les méthodes anglaises de circulation – Nos grandes enquêtes commerciales : Les camelots de la TCRP – L’épiscopat et M Herriot – 5 min chez… Un disciple de Mr Boni de Castellane – La fondation Richepin – L’élection des hautes Alpes : une lettre de monsieur Maurice de Rothschild – Balle sans résultat, dessin de Grove –
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Sous le titre solennel « La Ligue nationale est enfin constituée », Le Canard enchaîné du 12 novembre 1924 tourne en ridicule l’une des initiatives politiques les plus cocasses du début de la Troisième République finissante : la création, par Alexandre Millerand, de la Ligue nationale, censée rallier autour de lui les forces conservatrices et patriotiques après sa disgrâce. Le ton de l’article, faussement triomphal, et le dessin mordant de Guilac, suffisent à faire comprendre qu’il s’agit ici d’une mascarade plus que d’un manifeste.
Pour comprendre la charge, il faut se rappeler le contexte. Millerand, président de la République de 1920 à 1924, avait été contraint de démissionner en juin après la victoire du Cartel des gauches aux élections législatives. Cet homme venu du socialisme, devenu figure de la droite républicaine, avait fini par incarner, aux yeux de la gauche, une dérive autoritaire et une présidence trop politique. Isolé, il tente alors de rebondir en fondant, le 9 novembre 1924, une Ligue nationale censée défendre la « patrie », la « famille » et l’« ordre », et regrouper tous ceux qui se sentent menacés par le radicalisme triomphant d’Herriot.
Le Canard, fidèle à son ironie corrosive, feint d’y voir « l’événement que tout le monde attendait », un « triomphe de la vieille gaieté française ». Sous la plume anonyme mais typique de la rédaction d’alors, tout y est inversé : les adhésions « affluent », les participants « pleins d’énergie et de conviction », et même le cirque Medrano s’embrase d’enthousiasme « indescriptible » à l’annonce de la bonne nouvelle. Les acclamations, écrit-on, se traduisent « par des culbutes et des vivats ».
Le dessin de Guilac parachève la satire : autour d’une table branlante, Millerand trône sous le buste de Marianne, entouré de figures grotesques, entre politiciens déchus et opportunistes chauves, visiblement plus occupés à se disputer qu’à sauver la patrie. L’un se gratte la tête, un autre brandit un doigt rageur, un troisième s’est renversé avec sa chaise — symbole d’une droite incapable de se tenir debout. La légende parle d’elle-même : « Le triomphe de la vieille gaieté française ».
L’article pousse la moquerie jusqu’à énumérer les participants : Maginot, Le Trocquer, François Poncet, et d’autres, tous réduits à des silhouettes ridicules. Le ton de chronique mondaine accentue le comique : on parle de « réunions enthousiastes », d’« adhésions précieuses », de « pèlerinages » à Ba-Ta-Clan, où les partisans de la Ligue iront applaudir Les Vingt-huit jours de Clairette. La politique s’y confond littéralement avec le divertissement — et la France de 1924 n’en manque pas.
Derrière la farce, le Canard vise juste. Cette Ligue nationale n’est pas seulement risible ; elle marque un tournant du glissement des droites vers un nationalisme d’entre-deux-guerres. À peine née, elle annonce la prolifération des ligues politiques qui, dans les années 1930, déferleront dans la rue : Croix-de-Feu, Jeunesses patriotes, Solidarité française. Millerand, lui, tente d’en faire un rassemblement respectable, mais le Canard comprend déjà qu’il n’est qu’un pion déplacé sur un échiquier plus large : celui d’une France inquiète, où l’ordre bourgeois cherche de nouveaux porte-voix.
Le ton du journal — faussement naïf, d’un humour pince-sans-rire — exprime aussi la distance d’un Canard qui, huit ans après la guerre, voit dans ces mouvements patriotiques une régression morale : la « vieille gaieté française » dont il se réclame n’est pas celle des salons nationaux, mais celle de l’esprit libre et frondeur, celui qui rit de tout pouvoir.
Ainsi, en tournant en dérision la Ligue nationale et son fondateur, le Canard enchaîné ne se contente pas de railler une manœuvre politique : il désamorce par le rire la tentation de l’union des droites, déjà sous les traits d’un autoritarisme à peine voilé. Ce 12 novembre 1924, le journal fait ce qu’il sait faire de mieux : rappeler que, sous le vernis du patriotisme, se cache souvent la farce la plus tricolore.